Cette courte dystopie a été publiée dans l’édition Mai 2016 du Parvenu, alors que l’état d’urgence venait d’être prorogé une deuxième fois suite aux attentats du 7 janvier 2015, et en contexte de manifestations sociales contre le gouvernement.

Un œil vous regarde. Froid, parfaitement sphérique, avec des pupilles bleutées, dont la couleur contraste avec le rouge des vaisseaux sanguins et le blanc ; immobile, il vous fixe. Comme un loup fixe sa proie. Où vous allez, il vous suit, où vous dormez, il vous observe, où vous parlez, il vous surveille. L’œil ne bouge jamais. Cette absence de mouvement, d’ailleurs, vous rend schizophrène : êtes-vous coupable ou non ? Pour vous rassurer, vous niez ; toutefois, le regard semble vous dire : vous êtes coupable, mais vous ne le savez pas encore.
L’œil est central. C’est à dire qu’il est partout. Parfois, on peut le repérer : à un coin de rue, devant un supermarché, sur une route. Tantôt il roule, tantôt il marche, tantôt il est immobile ; mais il vous regarde, toujours. Mais parfois, il faut de l’entraînement pour le voir. Il se cache ; non pas par crainte d’être reconnu, mais par pur souci d’efficacité. Car dès que vous baissez votre garde, il vous observe sans être vu. Il se glisse partout, jusque dans les puces électroniques que vous avez fait implanter dans votre bras droit. C’est-à-dire que l’œil est en vous, il fait partie de vous.
L’œil vous écoute. Mais ce n’est pas tout : l’oeil a aussi les bras longs. À chaque erreur que vous faites, il vous saisit. Son bras est casqué, armé. Il fait un bruit assourdissant ; votre porte vole en éclats, des lumières se braquent sur vous, des tiges de métal froid se collent sur votre crâne. Vous espérez qu’elles ne devront pas chauffer et relâcher leur contenu, d’un son sourd. Mais non, vous vous rassurez, il n’y a aucune crainte à avoir : vous êtes innocent, n’est-ce pas ?
Vous marchez pour vous vider votre tête de ces pensées. Les rues sont pleines à craquer. On dirait que le flot va déborder et exploser les façades des immeubles qui bordent la chaussée. Le flot est rapide, multicolore mais si gris, pourtant, de couleurs fades comme le repas d’une cantine de prison. Presque chacun y a déjà goûté, à ces repas, d’ailleurs. La garde-à-vue, aujourd’hui, dure trois jours ; tant de personnes y sont passées qu’on en parle comme d’un banal rhume hivernal. On vous y amène sur simples soupçons. Et on y goûte autre chose que des repas. Les « méthodes d’interrogation avancées » sont monnaie courante. Parfois, vous vous réveillez en sursaut la nuit, croyant avoir la tête dans un sac, les mains dans des menottes, et les pieds baignant dans vos pleurs et votre sang. Ces souvenirs vous hantent ; mais vous vous rassurez : vous êtes innocent, n’est-ce pas ?
Vous vous rendez à votre travail. Enfin, à l’un de vos « travails », comme on dit, parce que vous en occupez trois. Le matin, vous passez le balai dans un centre commercial : cela vous paye le loyer. L’après-midi, vous conduisez des inconnus d’un point A à un point B, avec votre propre voiture : de quoi aller faire les courses. Et de 20 à 23h, vous réparez les caisses automatiques d’un restaurant rapide, ces constructions de métal et d’écrans qui ont depuis longtemps remplacé la chair et l’os : ce revenu, vous l’économisez pour vous acheter le prochain téléphone. D’ailleurs, vous vous demandez pourquoi on dit toujours « téléphone », alors qu’il s’agit d’un assemblage de puces électroniques dans votre bras.
Au total, vous passez presque quatre heures chaque jour dans votre voiture, pour vous rendre d’un travail à l’autre. Vous travaillez 11 heures par jour, et ces heures de transport ne comptent pas en tant que déplacement professionnel, mais comme temps libre. Cela va faire une vingtaine d’années que c’est le cas, mais votre père vous a raconté qu’il fut un temps où il ne fallait qu’un emploi pour vivre, et où on distinguait vie privée et vie professionnelle. Vous n’avez jamais connu cette époque. Il paraît que la baguette ne coûtait qu’un euro, et non pas 10 nouveaux-francs comme aujourd’hui, et que le revenu minimum était de 9 euros de l’heure, contre 5 nouveaux francs aujourd’hui.
La vie n’est pas facile. Le soleil cogne de mai à novembre, et il vous faut raser les murs pour ne pas fondre. Heureusement, il y a des murs partout, et des grillages, que seuls les petits panneaux « voisins vigilants » rouges et bleus égayent. Ces murs vous mettent à l’ombre du soleil, mais pas du gouvernement.
L’œil vous fixe toujours, ne l’oubliez pas. Il est sur cette affiche que vous passez en vitesse, qui vous assure que c’est « pour votre sécurité ». Elle a été collée sur le mur la nuit dernière, pour recouvrir un graffiti solitaire, tâche de couleur dans un océan de gris : « non à l’état d’urgence ». À une époque, vous vous en souvenez à peine, il y avait beaucoup de graffitis. Mais ces voix dissidentes se sont tues, écrasées par la taille grandissante de l’œil. Vous vous souvenez de procès relatés dans les médias : des journalistes, des politiques, des chanteurs, des écrivains, qui ont dû comparaître devant la cour martiale pour « haute trahison à la patrie ». Ils avaient tenté d’expliquer ce qu’il se passait, de réfléchir sur les attentats… Mais, expliquer c’est pardonner, donc on les bouclait pour que personne ne puisse s’identifier aux terroristes et aux traîtres.
Cela fait plus de vingt-cinq ans que le temps des procès libres est révolu. Le droit est maintenant soumis à l’intérêt national, la presse aussi. C’était la réforme constitutionnelle de 2020, ou 2021, ou même 2022… vous l’avez vu en terminale, l’an dernier, mais ne vous en souvenez plus exactement. Vous avez eu votre bac avec difficulté, et pour cause : réforme après réforme, il est devenu de plus en plus difficile, dans la volonté de lui rendre son prestige d’antan. Seuls 46% des élèves l’obtiennent. Beaucoup de vos amis ont échoué, et ne peuvent plus étudier à l’université : ils doivent se concentrer sur des travaux manuels. Il paraît qu’il y a longtemps, c’étaient les migrants qui faisaient le sale boulot ; mais ils ont été renvoyés du territoire, pour la plupart, même si certains se cachent encore. Par préférence nationale, seuls les citoyens français peuvent occuper des emplois en France. Conséquence : les universités sont presque vides, et comme il n’y a plus d’argent pour payer les profs, beaucoup émigrent à l’étranger pour étudier. Le classement PISA est de plus en plus mauvais pour la France. Heureusement, vous avez eu votre bac et étudiez dorénavant les sciences économiques.
En parlant d’économie : cette fichue croissance n’est toujours pas en vue. La révocation de Schengen, il y a vingt ans, n’a fait qu’empirer la chose. Maintenant, la France est économiquement en guerre contre l’Angleterre et l’Allemagne, chacun tentant d’imposer les taxes les plus hautes pour étouffer les autres. Du coup, les prix ont augmenté, et l’arrivée des nouveaux-francs a précipité la « stagflation ». Cela, vous l’avez appris en cours de macro-économie en début d’année, mais le prof a été changé depuis, remplacé par un « vrai républicain », qui vous dit tout autre chose. Vous débattez de tout cela avec vos amis, en silence. Car la présence de l’œil vous hante, et vous ne voulez pas finir dans l’un de ces « centres d’apprentissage républicain ».
Ces pensées vous replongent dans votre enfance, quand vous avez passé quelques semaines dans un de ces centres. Il paraît que vous aviez, sur un réseau social, partagé une publication à caractère religieux – ça pouvait être un extrait du Coran que vous trouviez beau. Alors, des militaires sont arrivés, et vous ont amené dans un de ces centres. Vous n’en avez que des souvenirs flous ; mais en en sortant, vous n’avez plus jamais considéré un texte coranique comme beau. Les textes chrétiens et juifs, eux, sont également condamnés par la loi, mais tolérés par l’armée civile (qui fait office de police, en attendant que la France soit débarrassée des terroristes). Vous avez une fiche « VR », pour « en voie de radicalisation », depuis lors. Pourtant, vous êtes convaincu de n’être pas coupable. Et vous êtes l’un des seuls à croire cela.
L’œil fait culpabiliser tout le monde. Vos amis, votre famille, tous se sentent coupables. Coupables de ne pas assez défendre la République, coupables de ne pas assez travailler, coupables parfois d’avoir des pensées non-républicaines (c’est-à-dire ressentir de la sympathie pour une religion ou pour des religieux, regarder les homosexuels et transsexuels de travers, critiquer tel homme politique ou tel agent public…). Alors, heureusement que l’œil ne sait pas encore lire les pensées ! Sinon, la France entière deviendrait une prison à ciel ouvert.
En marchant dans cette foule, un attroupement attire votre regard. Un vieil homme, sûrement maghrébin, est acculé contre un mur par un groupe de jeunes de la « garde républicaine », un groupe d’extrême-droite. Ils lui lancent des jurons et des pierres, le moquent et le frappent. Le vieillard, sans doute un illégal, regarde droit devant lui, entre les jeunes, vers un groupe de militaires qui patrouille. Eux ne bronchent pas, ne lui viennent pas à l’aide. Ses mains se lèvent vers le ciel en un supplique, il tombe sur les genoux, renversé par un coup de pied. Ses pupilles, dont le marron contraste avec les tâches de sang qui se forment, se dirigent vers le ciel, si bleu. Sa bouche ensanglantée s’ouvre, laisse s’échapper une voix brisée… Qu’est-ce ? Les supplie-t-il d’arrêter ? Non, c’est une prière, en arabe. Alors, les badauds le regardent avec effarouchement, s’écartent vite, une femme hurle au terroriste. Tout se passe très vite, les militaires fléchissent des jambes, tournent sur eux-mêmes, dirigent leurs armes vers le vieillard. Un, deux, trois, quatre coups de feu claquent. Le vieil homme est projeté en arrière par les impacts, qui se couvrent d’écarlate. Il s’écrase contre le mur, les yeux vitreux, regarde toujours le ciel. Un râle : son corps s’affaisse. Les jeunes « gardes républicains » ricanent, puis se dispersent dans la foule, qui les accueille. Les militaires prennent le corps, l’embarquent dans une voiture et disparaissent. L’armée civile a encore empêché un attentat, dira-t-on. Seule reste une traînée de sang sur le mur gris. À côté, une affiche tout aussi rouge : « citoyens, vous êtes en sécurité ».