Reporterre | 4 novembre 2024 | Reportage – monde

Drones, missiles guidés, intelligence artificielle… Israël utilise des technologies de pointe pour s’attaquer au Hezbollah. Les Libanais souffrent au quotidien des effets de cette guerre technologique et psychologique.

En cette fin de journée, le soleil éclabousse Beyrouth d’une douce lumière orangée. Mais le son d’un drone israélien rompt la sérénité méditerranéenne de cette fin octobre : il bourdonne au-dessus de la capitale libanaise comme un essaim de guêpes. Soudain, il s’arrête. Dans ce silence soudain et pesant, les Beyrouthins attendent leur sort. Leurs visages sont inquiets, rivés sur leur téléphone : leur vie dépend des tweets de l’armée israélienne annonçant, ou non, les frappes aériennes de la nuit.

D’un coup, des secousses se font ressentir, des grondements sourds. Parfois lointains, parfois rapprochés. La capitale s’illumine de champignons de feu, avant qu’elle ne soit prise dans une épaisse fumée. Chacun sursaute, le cœur battant à chaque bombardement, et attend que ce cauchemar se termine.

« Je commence à trembler dès que j’entends un son fort, même si ce n’est pas le son d’une explosion. Je ne dors pas la nuit avant 7 heures du matin, quand les explosions se terminent », témoigne Rima, 25 ans, réfugiée palestinienne vivant dans le camp de Shatila, tout proche de la banlieue sud de Beyrouth, sous le feu des bombes.

Dans un tweet du porte-parole de l’armée israélienne, le plan de tunnels supposés du Hezbollah sous l’hôpital al-Sahel, présenté à la presse le 22 octobre 2024. © Philippe Pernot / Reporterre

Depuis le 23 septembre, l’armée israélienne mène une offensive généralisée contre le Liban, avec d’intenses bombardements sur Dahyeh, le sud du pays et la vallée de la Bekaa, et une invasion terrestre limitée à la frontière entre les deux pays. Cela faisait presque un an qu’une guerre de positions opposait le Hezbollah à l’État d’Israël en parallèle à la guerre à Gaza, mais cette escalade israélienne a chamboulé la vie des Libanais, en tuant plus de 2 700 et en faisant plus de 1 million de déplacés.

Rima affirme se sentir constamment en danger à cause des drones, et faire des crises de panique régulièrement : elle a perdu sa mère et a été blessée lors de la guerre de 2006. Ses blessures réapparaissent à chaque bombardement. « La guerre est devenue très technologique, on voit les moindres explosions sur les réseaux sociaux, les images de destruction sont omniprésentes. Elles renforcent la souffrance et le chaos intérieur, et rouvrent toutes les blessures héritées des guerres précédentes », explique Dr Aline Husseini, psychanalyste à Beyrouth.

« Israël peut choisir n’importe quel bâtiment, le raser, tuer tout le monde à l’intérieur »

Pour elle, les bombardements nocturnes et l’omniprésence des drones renforcent les effets néfastes de la guerre. « Les drones donnent un sentiment d’être observé, persécuté, une attente du danger. Avec les explosions, les gens ne dorment plus, font des insomnies. L’idée que n’importe quel immeuble peut être détruit à n’importe quel moment est extrêmement difficile à appréhender. Même ceux dans les zones épargnées vivent dans l’angoisse de la mort », explique-t-elle. Ce qui fait dire à des experts qu’Israël mène aussi une guerre psychologique en utilisant ses technologies de pointe.

Supériorité technologique

« Pour moi, la dystopie a commencé avec l’attaque des bipeurs et n’a cessé de s’aggraver depuis. Tout semble surréaliste », témoigne Jad Dilati, chercheur en droits humains et coauteur d’un article de recherche sur la guerre psychologique israélienne au Liban. Les 18 et 19 septembre derniers, plus de 5 000 appareils de communication utilisés par le Hezbollah avaient explosé simultanément en deux vagues, faisant plus d’une trentaine de morts et 3 1000 blessés — des membres du Hezbollah, mais aussi beaucoup de civils.

« Israël a voulu nous faire comprendre qu’il est 1 000 fois supérieur technologiquement », ajoute-t-il. Depuis, les frappes aériennes se sont enchaînées sur le pays, les drones et missiles traquant leurs cibles jusqu’aux confins du pays, même dans les zones les plus reculées.

« Israël peut littéralement choisir n’importe quel bâtiment, le raser, tuer tout le monde à l’intérieur, et continuer comme de rien n’était. C’est filmé en direct et nous dépendons des tweets du porte-parole de l’armée israélienne, notre ennemi, pour savoir si nous allons rester en vie ou mourir, même s’ils sont souvent trompeurs. Si ce n’est pas dystopique ! » dit-il.

Sur les lieux d’une frappe israélienne près d’un hôpital de Beyrouth, le 21 septembre 2024, qui a tué dix-huit civils, dont plusieurs enfants, et détruit tout un pâté de maisons. Ici, le 22 octobre 2024. © Philippe Pernot / Reporterre

En un an de guerre, depuis le 8 octobre, le déséquilibre technologique entre Israël et le Hezbollah n’a fait que se confirmer. Si le groupe armé et parti politique libanais chiite a réussi à mener des attaques de drones jusqu’à Tel-Aviv, Tsahal a mené presque dix fois plus de bombardements, assassiné presque tous ses hauts dirigeants, dont Hassan Nasrallah, et prouvé sa capacité à envahir le territoire libanais et à y raser des villages entiers, malgré des pertes non négligeables.

Le tout, en se fondant sur des technologies militaires de pointe, dont Israël est l’un des premiers exportateurs au monde, tout en recevant 17,9 milliards de dollars (16,5 milliards d’euros) d’aides militaires étasuniennes.

« Un scénario cauchemardesque »

« L’armée israélienne teste ses nouvelles technologies sur les Palestiniens en Cisjordanie et à Gaza — et même sur ses propres concitoyens, notamment lors de manifestations antigouvernementales — avant de les vendre à l’étranger », observe Alessandro Accorsi, analyste en technologies de guerre au Crisis Group. Ce serait notamment le cas de technologies de surveillance utilisant la reconnaissance faciale, des tourelles et voitures blindées automatiques, mais aussi l’intelligence artificielle (IA), ce que l’armée israélienne dément.

Une enquête du média israélien +972 publiée en avril dernier affirme qu’Israël utilise trois logiciels dans le cadre de sa guerre à Gaza, qui ont causé plus de 42 000 morts en un an. Le premier, Lavender, servirait à détecter des cibles potentielles en passant au crible les informations accessibles en ligne. Le deuxième, Gospel, désignerait des bâtiments stratégiques à détruire. Le troisième, sombrement nommé Where’s Daddy ? (« Où est Papa ? »), traquerait les cibles sur leurs trajets et chez eux.

Guerre algorithmique

« Ces logiciels d’IA ont permis à Israël de désigner et de bombarder plus de 35 000 cibles à Gaza qu’il pensait appartenir au Hamas. Et ce, en quelques mois seulement, bien plus vite que si des humains avaient dû recouper toutes ces informations », explique Alessandro Accorsi.

Les soldats israéliens auraient parfois seulement vingt secondes pour passer en revue les données de l’IA et décider d’approuver un bombardement ou non. « On peut se demander si la responsabilité [de tuer] est encore portée par des humains, ou si elle se perd totalement entre la machine et la chaîne de commandement. En matière d’éthique, c’est un scénario cauchemardesque et un dilemme très complexe », affirme l’expert.

Quant à l’application de ces technologies au Liban, elle est incertaine. « Israël avait planifié une nouvelle guerre contre le Hezbollah depuis celle de 2006, elle ne dépend donc pas autant des technologies pour établir des cibles. Elle se repose beaucoup sur les renseignements humains. Si l’attaque des bipeurs, par exemple, a semblé très technologique, elle se fondait entièrement sur des infos de l’intérieur et sur des techniques pas du tout de pointe », analyse Alessandro Accorsi.

Après une frappe de drone à Beyrouth ayant tué trois membres du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), parti politique et groupe armé palestinien. Ici, le 30 septembre 2024. © Philippe Pernot / Reporterre

Selon lui, la guerre dans le sud du Liban ressemblerait beaucoup plus aux guerres traditionnelles, avec ses bombardements massifs et ses combats acharnés pour conquérir kilomètre après kilomètre. « On a l’idée qu’aujourd’hui, les frappes sont très précises. Dans les faits, on ne voit pas une grande différence avec les bombardements au Vietnam ou pendant la Seconde Guerre mondiale ; les armées affirmaient viser des cibles, mais faisaient beaucoup de victimes civiles », dit-il.

La différence, selon l’analyste, tient surtout aux types de bombes utilisées par Israël, qui pèsent entre 450 et 900 kg : « Ce sont des munitions que d’autres pays, comme les États-Unis, ont cessé d’utiliser afin de limiter les pertes civiles à environ une dizaine par bombe. Israël, par contre, accepte des seuils de 40, 50 ou même 100 civils tués en fonction de l’importance de la cible ». Une manière de mener la guerre plus que questionnable au regard du droit international. Au Liban du Sud, certaines explosions très puissantes ont failli créer un tremblement de terre le long d’une faille sismique.

Si ces combats donnent l’impression d’être une guerre algorithmique ou robotique, ils s’inscrivent surtout dans une sombre lignée de conflits meurtriers et sanglants.

Sur les lieux d’une attaque de drone ayant poursuivi la voiture d’un cadre du Hezbollah, puis l’ayant traqué pendant qu’il tentait se s’échapper avec sa femme, le tuant avec trois missiles. À Jounieh, le 19 octobre 2024.


Les réponses de l’armée israélienne

L’armée israélienne a répondu par courriel aux sollicitations de Reporterre, affirmant que « contrairement à ce que l’on prétend, [les forces israéliennes] n’utilisent pas de système d’intelligence artificielle qui identifie les agents terroristes ou tente de prédire si une personne est un terroriste. Les systèmes d’information sont simplement des outils pour les analystes dans le processus d’identification des cibles ». Elle prétend aussi qu’elle « ne frappe que des objectifs militaires et des agents militaires et effectue des frappes dans le respect des règles de proportionnalité et de précaution dans les attaques ».

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