L’Orient – Le Jour | 22 avril 2023 | Société

Pendant le mois sacré cette année, les habitants du Nord ont eu du mal à maintenir leurs traditions en raison de la crise économique. L’exaspération à l’encontre de la classe politique est général.

Il est midi, en plein ramadan. Le silence des oliveraies voisines et de la mer Méditerranée règne dans le Koura, au Liban-Nord. De légers rayons de soleil pénètrent dans l’appartement de Rania Jalal Soufi, brisant l’obscurité due aux coupures de courant. L’agent immobilier free-lance jeûne depuis le lever du soleil et prépare déjà le repas de l’iftar, pour le coucher du soleil.

« Je ne suis pas très pratiquante, je ne porte pas de voile et je ne prie pas tous les jours, mais en tant que musulmane, le jeûne est important pour moi », explique cette mère de famille de 40 ans.

Des arômes alléchants émanent de la cuisine : le menu du jour comprend non seulement la traditionnelle chorbet aadass (soupe de lentilles) et des pâtisseries orientales, mais aussi, pour changer, des hamburgers et des frites maison. « Je prépare de petites quantités parce que je ne romps le jeûne qu’avec mon fils et ma fille et que nous ne pouvons plus nous permettre des portions plus importantes dans tous les cas », explique Rania. « Je ne vais plus aussi souvent à Tripoli rendre visite à ma famille, car l’essence est devenue trop chère. »

Rania al-Soufi prépare l’iftar dans son appartement à Koura, au nord. Photo Philippe Pernot

Son mari travaille à Bahreïn et envoie de l’argent à la famille. Malgré cela, leur pouvoir d’achat ne fait que baisser. Elle fait partie des nombreux foyers libanais qui pourraient encore passer sous le seuil de pauvreté alors que l’inflation continue de grimper en flèche.

Depuis le début de la crise en 2019, la livre libanaise a perdu 98 % de sa valeur. Les prix des denrées alimentaires de base ont augmenté de 260 % rien qu’en février. Selon l’ONU, quatre personnes sur cinq au Liban vivent dans une pauvreté multidimensionnelle, la plupart devant sauter au moins un repas par jour.

Des pâtisseries célèbres
À Tripoli, non loin de la maison de Rania, la situation est pire que la moyenne nationale. Ses 300 000 habitants appellent la ville « Oum al-faqira » (Mère des pauvres), car sa marginalisation a commencé bien avant la crise économique actuelle.

Une tournée dans le centre-ville suffit à montrer ses cicatrices. Les façades richement décorées de Zehriyé, un quartier autrefois prospère datant de l’époque coloniale française (1916 à 1943), sont noircies par la pollution, des câbles électriques pendent dans les airs et la plupart des maisons semblent sur le point de s’effondrer à tout moment. Mais Zehriyé abrite également quelques unes des pâtisseries les plus célèbres de la ville, très fréquentées par des clients de toutes les catégories sociales, quelques heures avant l’iftar.

« Tripoli est célèbre dans tout le Liban pour la qualité et la variété de ses pâtisseries orientales », déclare avec fierté Jihad Harmouche. « Et elles sont tout particulièrement indispensables durant le ramadan. » Ce quinquagénaire gère le « Malak al-halawyiet » (Roi des pâtisseries), un magasin aux arches en briques et aux peintures anciennes.

Le karbouj – une pâte à base de pistaches ou de noix accompagnée de crème fouettée maison – est préparé spécialement pour le ramadan. « Mais les ingrédients sont tous devenus beaucoup plus chers », soupire le commerçant. « Nous devons les payer directement en dollars. Aujourd’hui, un kilo de karabije coûte plus d’un million de livres (environ 10 dollars) ! » Il ajoute : « Avant la crise, nos clients pouvaient commander cette spécialité par kilo, mais actuellement, ils n’en achètent plus qu’en petites quantités. »

Des clients achètent du « karbouj » à Malak al-halawiat à Tripoli. Photo Philippe Pernot

Cela est d’autant plus tragique que de nombreuses pâtisseries comptent sur la période de ramadan pour générer la moitié des revenus d’une année. Le salaire mensuel de Jihad est passé de 2 000 à 200 dollars, dit-il.

Iftar dans la vieille ville
L’heure de l’iftar approche. Le soleil couchant enveloppe la vieille ville de Tripoli d’une lumière rouge, tandis que des chants religieux émanent de ses anciennes mosquées. Depuis la forteresse croisée sur la colline, la vue s’étend sur les minarets et les clochers des églises, jusqu’au port.

L’activité est fébrile dans les souks en contrebas : les retardataires se pressent pour acheter les derniers ingrédients du repas de rupture du jeûne. Les arcades, les bains, les mosquées et les ruelles sinueuses ont été construits à l’époque des mamelouks (1250 à 1514), ils abritent toujours des marchands de légumes, des bouchers, des bijoutiers et des fabricants de savon. De nombreux habitants de ces quartiers sont considérés comme appartenant à la classe ouvrière : leur salaire mensuel ne dépasse généralement pas les 50 dollars et la plupart sont journaliers ou ouvriers au noir.

Puis la prière retentit : c’est l’heure de l’iftar.

Fadia al-Jamil, une Syrienne originaire d’un village près d’Alep, se dépêche avec les autres femmes de sa famille pour servir les plats à temps. Dans sa maison, toute la famille, y compris les invités, s’assoit par terre autour d’une nappe recouverte de plats colorés, à la manière traditionnelle des bédouins.

Dès la fin du chant des muezzins, ils boivent un verre d’eau, mangent une datte et engloutissent la traditionnelle soupe de lentilles. Ensuite, ils se régalent de taboulé, de sambousik, de fatté, de fèves, de kebbé végétarienne au bourghoul et de frites : la famille tente de préserver ses traditions en dépit de la crise.

La violence de la répression armée
Après l’iftar et la prière du soir, de nombreux Tripolitains se rendent à Ahwet Mousa, un café historique de la vieille ville. Sur cette grande place décorée de lanternes et garnie d’arbres, les habitants de la ville fument le narguilé, boivent du thé sucré ou du café à la cardamome, jouent aux cartes, rient, mais parlent aussi politique.

« Les élites au pouvoir mènent une guerre économique contre nous. Leur arme, c’est la faim et l’inflation », explique Abdelrahman, un vendeur de légumes de 20 ans, attablé avec ses amis.

Abdelrahman (derrière à gauche), Jamal (à droite de profil) et leurs amis passent du temps dans le café Ahwet Moussa, au centre de Tripoli. Photo Philippe Pernot

Pendant la thaoura de 2019, la « Mère des pauvres » a également été surnommée la « Fiancée de la révolution » en raison de l’énergie déployée par ses manifestants. « Nous avons tous participé aux manifestations contre le système politique. Sur ordre du gouvernement, l’armée et la police nous ont tiré dessus avec des balles en caoutchouc et même des fusils d’assaut », se souvient Abdelrahman, montrant une cicatrice sur sa jambe.

Son ami Jamal, surnommé le « Che Guevara tripolitain », est même tombé dans le coma lorsqu’une balle de M16 lui a traversé le cœur. « Je me suis réveillé après une opération à cœur ouvert et cinq jours de coma », raconte-t-il. L’année dernière, Jamal a tenté de s’enfuir en Europe sur un bateau de fortune qui aurait été éperonné et coulé par l’armée, selon ses passagers. « Nous avons vu la mort en face », lance-t-il sans détour.

Le groupe d’amis est d’accord : cette année, l’esprit de ramadan est tiède en raison de la crise. « Malgré tout, le mois sacré reste une période de bonheur et de solidarité. À Tripoli, nous nous serrons les coudes », affirme Abdelrahman, entre deux bouffées de narguilé.

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