Reporterre | 3 août 2021 | Reportage — Luttes
Brunsbüttel (Allemagne), reportage – Des milliers d’activistes du collectif Ende Gelände ont ciblé le 31 juillet un complexe industriel qui pourrait accueillir un terminal de gaz naturel liquéfié à Brunsbüttel, en Allemagne. D’autres blocus ont eu lieu pour dénoncer la dimension néocoloniale de l’extractivisme. Reporterre les a suivis.
Vêtus de tenues de protection blanches et répartis en quatre cortèges, ils étaient plus de 2 000 activistes venus de toute l’Europe à participer à la série d’actions menées du 29 juillet au 2 août par le collectif allemand anti-charbon Ende Gelände. La cible principale : le parc industriel ChemCoast à Brunsbüttel, à plus de 80 kilomètres de Hambourg (Allemagne), qui pourrait accueillir un futur terminal de gaz naturel liquéfié (GNL). Un autre groupe de militants, décolonial et antiraciste, a brièvement manifesté parallèlement dans les rues de Hambourg. Des actions de désobéissance civile novatrices pour Ende Gelände, puisque c’est la première fois qu’il s’attaquait au gaz naturel et à sa dimension néocoloniale.
« Notre but est de critiquer la dépendance croissante de l’Allemagne au gaz naturel [1], une énergie fossile polluante, a dit Joli Schröter, porte-parole d’Ende Gelände (« Jusqu’ici et pas plus loin »), qui réunit deux fois par an des milliers d’activistes allemands et d’Europe. Nous voulons surtout souligner l’hypocrisie de notre soi-disant transition énergétique, ce sont les pays du Sud qui font en premier les frais de l’extractivisme capitaliste. »
Reporterre a suivi l’un des quatre cortèges, le tronçon « rouge » et ses 400 activistes écologistes, anarchistes, anticapitalistes et antiracistes opposés au terminal gazier de fracturation prévu dans le parc industriel ChemCoast, à Brunsbüttel. Ceux-ci ont notamment dénoncé la pollution causée par le gaz naturel, constitué principalement de méthane, dont l’effet de réchauffement est vingt-huit fois supérieur au dioxyde de carbone (CO2).

« GNL, vous vous foutez de nous ? »
Avant de partir en action samedi 31 juillet, et après s’être entraînés la veille à la désobéissance civile dans un camp proche, les activistes ont percé la peau de leurs doigts avec une épingle à nourrice, pour y appliquer de la glu et des paillettes, afin d’empêcher la police de relever leurs empreintes en cas de contrôle ou d’arrestation.
« Nous voulons manifester directement sur les lieux où se passe la destruction environnementale, donc je protège mes empreintes. Mais en tant que mouvement pour la justice climatique, nous ne devrions pas être considérés comme des criminels par la police », a dit Sue, membre du groupe de travail Fridays for Future, dans le sud de l’Allemagne.

C’est l’une des particularités d’Ende Gelände : « Toutes les décisions sont prises en consensus au sein des assemblées des différents groupes », a précisé Joli Schröter, porte-parole du groupement. Cuisine, organisation, actions, sanitaires… à chaque tâche son groupe de travail de 4 à 10 personnes, formé de binômes de « buddies » (« potes ») restant ensemble à chaque instant. « C’est un mode de fonctionnement ultradémocratique et antihiérarchique, il n’y a pas d’équipe organisatrice fixe avec des rôles imposés. »

Après avoir marché plusieurs heures, le cortège « rouge » est arrivé dans le complexe industriel ChemCoast, à Brunsbüttel. Une première pour Ende Gelände, qui s’était jusqu’ici focalisé sur les mines de charbon allemandes. Sur la bannière, les mots « GNL, vous vous foutez de nous ? » incriminaient le futur terminal gazier de Brunsbüttel, qui devrait être construit dès 2023 et servira à importer du GNL américain, acheminé par bateaux.
« Le gaz qui sera livré au terminal de gaz GNL de Brunsbüttel vient du Texas, où l’exploitation des énergies fossiles se fait aux dépens des territoires et de la santé de communautés indigènes, indiquait le collectif en annonçant son action. Et le groupe pétrolier et gazier allemand Wintershall DEA, qui possède la plateforme de forage et d’extraction de Mittelplate dans le Schleswig-Holstein — dont le pétrole est raffiné à Brunsbüttel — est lui, par ailleurs, grandement coresponsable de l’exploitation, de la destruction et de l’empoisonnement de l’eau potable en Argentine dans la région de Vaca Muerta, où il exploite des sites d’extraction par fracturation hydraulique. »

Lorsque les activistes ont tenté de pénétrer sur le site industriel ChemCoast, les forces de l’ordre ont répliqué à coups de matraque et de salves de gaz poivré, mais peu d’arrestations et de violences ont été recensées. Un activiste a perdu connaissance à cause de la pression exercée dans une nasse, et plusieurs dizaines de blessés légers ont été dénombrés parmi les activistes, dont certains disent avoir reçu un coup de matraque au visage et au cou. Mais le niveau des violences policières n’a pas inquiété les activistes français : « En France, la répression est d’un tout autre gabarit. Ici, c’en est presque reposant », a dit en souriant Bibi [*], un militant français habitué des manifestations de Gilets jaunes, syndicales et antifascistes.
Série de blocages
Entre deux actions de blocage, un activiste a fait l’équilibriste sur la rambarde de la route menant à un autre site industriel, celui de Yara, producteur d’engrais chimiques. « Yara engloutit 1 % du gaz naturel d’Allemagne », a dit une activiste dans un haut-parleur, sous les huées du cortège. Les manifestants sont restés plusieurs heures assis ou allongés sur le bitume, le vent, la pluie et pendant les accalmies, à discuter de la suite au sein de leurs groupes, à se restaurer ou à faire la sieste, le tout sous l’œil de la police.

Subitement, une poignée de militants a bondi pour occuper une route parallèle, près du complexe industriel de Yara. Ils ont immédiatement été évacués par la police, sifflée par le cortège, resté bloqué plus loin. « On est avec vous ! » ont-ils crié. À quelques centaines de mètres, les activistes d’un autre cortège ont occupé deux tronçons des rails d’approvisionnement menant au site de l’entreprise — ils y sont restés 24 heures avant de rentrer au camp. La police, cependant, a empêché les quatre cortèges de se rejoindre.

Après des kilomètres de marche pour retourner vers le camp, des centaines d’activistes du cortège « rouge » ont percé un cordon de police pour rejoindre une autre cohorte, bloquant également des rails d’acheminement. Ils ont couru à travers la forêt, le long d’un pipeline, certains traversant champs et rivières, le tout dans la mauvaise direction, avant d’être encerclés par la police. « C’est la première action d’Ende Gelände ici, le terrain est très différent des mines de Hesse », ont concédé plus tard certains activistes, lors d’une assemblée de débriefing.
« Un néocolonialisme inhérent à l’extractivisme »
Le week-end d’actions d’Ende Gelände s’inscrivait dans le cadre de la journée d’action mondiale Shale must fall (« Le gaz de schiste doit cesser ») [2] contre le gaz, la fracturation hydraulique et le colonialisme. En plus des actions de blocus à Brunsbüttel, Ende Gelände avait organisé une table ronde internationale à Hambourg et une manifestation d’« attaque anticoloniale ».
Parmi les activistes, on comptait notamment Llanquiray Painemal, de la communauté mapuche de Vaca Muerta, en Argentine, et une dizaine d’autres militants latino-américains. « Une activiste de notre communauté a été tuée par le fracking [la fracturation hydraulique, l’une des méthodes d’extraction], elle le combattait depuis dix ans et est morte d’une maladie respiratoire, a-t-elle déclaré pendant la conférence de presse organisée le 30 juillet. Nous avons toujours protégé notre environnement et refusons le modèle de “développement” que le Nord veut nous imposer. »

« L’industrie du gaz et de la fracturation hydraulique est aujourd’hui une continuation des formes d’exploitation coloniales : les veines ouvertes du Sud saignent à travers les voies navigables de l’Europe. C’est pourquoi nous avons décidé de bloquer le canal le plus important pour le trafic de fret en Europe », a dit l’activiste mapuche Esteban Servat, placé en garde à vue pendant le blocage du canal de Kiel par une dizaine de canoës, le samedi.

Autre militante présente, comme les années précédentes : Carola Rackete. « J’apprécie vraiment la focalisation d’Ende Gelände cette année sur les relations Nord-Sud et le néocolonialisme inhérent à l’extractivisme. » Ancienne capitaine du navire Sea-Watch 3, elle a participé à plusieurs opérations de sauvetage d’exilés au large de l’Italie, où elle fait face à des poursuites judiciaires depuis son forçage du blocus portuaire à Lampedusa, en 2019. « Je suivais initialement une démarche scientifique, axée sur le réchauffement climatique, mais je me suis vite rendu compte que les crises migratoires sont inséparables des destructions environnementales dans le Sud, a-t-elle expliqué. Ende Gelände renforce enfin l’alliance entre les luttes antiracistes et écologistes. »
Et la lutte paie : « Notre week-end d’actions est un immense succès, ont conclu les organisateurs dans un communiqué. Avec nos blocages, nous avons démasqué le mensonge du gaz propre. » Si le camp a été désinstallé ce lundi, les militants ont d’ores et déjà annoncé rester « mobilisés » pour empêcher la construction du terminal de gaz naturel issu du fracking à Brunsbüttel.
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