Politis (Paris) | 29/04/2021 | Reportage.

Berlin. La traditionnelle manifestation révolutionnaire sera portée pour la première fois par un collectif antiraciste et féministe, alors que l’Allemagne se prépare à des échéances électorales cruciales.

« Yallah pour la lutte des classes ! » Sur l’affiche rouge flamboyante, une jeune femme racisée* brandit un poing, masque chirurgical blanc sur le visage. Aucun doute : à Berlin, ce 1er mai sera différent. C’est la première fois dans l’histoire allemande qu’une alliance antiraciste, féministe et anticapitaliste co-organisera une manifestation lors de ce rendez-vous annuel, incontournable de l’extrême-gauche autonome depuis 1987. « Il est temps que la culture révolutionnaire allemande s’adresse aux personnes de couleur, la lutte des classes ne peut plus se faire sans elles, qui constituent une grande partie du monde ouvrier allemand », revendique Aicha Jamal, porte-parole du la Migrantifa (contraction de « migrants » et « anti-fachiste ») berlinoise. Ce 1er mai, les traditionnels groupes antifas et anticapitalistes de l’extrême-gauche marcheront aux côtés d’associations d’affiliation kurde, turque, latino-américaine, palestinienne, juive, philippine et indienne. Le rassemblement commencera avec des discours à 17h à Neukölln puis défilera jusqu’à Kreuzberg- deux quartiers berlinois connus pour leur diversité ethnoculturelle et leur engagement à gauche.

Comme en 2020, la manifestation révolutionnaire sera l’événement phare de cette journée internationale des droits des travailleuse et des travailleurs. En temps normal, la compétition est rude le 1er mai, mais la pandémie a considérablement réduit l’offre. Annulé, le MayFest, instauré en 2003 par les autorités, qui rassemblait des foules de touristes et de passants pour un festival de rue apolitique supposé empêcher les violences. Les grands syndicats de la DGB (Deutsche Gewerkschaftsbund, l’union des syndicats) organiseront leur manifestation devant la Porte de Brandebourg, mais dans un format réduit, et à l’écart de l’extrême-gauche depuis les années 1980, qui les conspuent pour leur réformisme et leur complaisance face au patronat. S’il n’est pas toujours pas question d’un front commun avec les syndicats, l’alliance antiraciste promet la convergence des luttes autonomes pour le 1er mai 2021. « C’est un développement extrêmement intéressant, attendu depuis longtemps. Il pourrait mettre fin aux années de marginalisation de l’extrême-gauche allemande et mobiliser de vastes segments de la classe ouvrière et de la jeunesse d’origine immigrée », estime Robin Celikates, codirecteur du Centre pour les sciences humaines et le changement social à Berlin.

« La lutte des
classes ne peut
plus se faire sans
les personnes
de couleur. »

Cette alliance est l’aboutissement d’un cheminement mené depuis un an dans un contexte de pandémie, mais aussi de violences racistes. La Migrantifa est née dans un sursaut de peur et de révolte après les attentats de Hanau.C’’est dans cette banlieue de Francfort que neuf personnes originaires de l’immigration sont assassinées et cinq autres blessées par un terroriste d’extrême-droite inspiré par le suprémacisme blanc, le 19 février 2020. « Ce fut un choc au plus profond de nous-mêmes. On a toujours été pris pour cible, mais Hanau constitue une cassure. Nous avons ressenti dans notre chaire que l’État n’allait pas nous sauver, et qu’il fallait se prendre en main nous-mêmes », se souvient Aicha Jamal, de la colère dans la voix. En quinze mois, aucune enquête policière n’a abouti. Une investigation sur la pratique du profilage racial au sein de la police, planifiée depuis 2017, a même été décommandée par le ministre fédéral de l’intérieur, Horst Seehofer (CSU, centre-droite).

En revanche, les changements se font profondément ressentir dans la société allemande. Avec les manifestations Black Lives Matter survenues quelques mois plus tard, l’antiracisme est devenu un sujet incontournable au sein de la société civile. Une large alliance de groupes féministes, anti-impérialistes et migrants s’est constituée au fil des manifestations pour dénoncer en commun le racisme, le sexisme, le capitalisme. Elle revendique même aujourd’hui l’organisation de la manifestation du 1er mai dans une perspective anticoloniale. « Ce n’est pas qu’une fête européenne. Tous les pays du Sud dont nous sommes originaires partagent cette tradition. Par le porte-à-porte, on a motivé beaucoup de personnes qui se sentaient exclues de la gauche allemande à l’idée d’aller battre le pavé pour des sujets qui les concernent, comme le racisme et la précarité », témoigne Aicha Jamal. « Pas de progrès sans lutte des classes et sans personnes racialisées », scande l’un des slogans de la manifestation. 

Un bloc y sera dédié au collectif « Exproprier Deutsche Wohnen & Co », qui réclame la socialisation des grands conglomérats immobiliers. Il a récolté plus de 75 000 signatures sur les 150 000 nécessaires, d’ici juin, pour organiser un référendum local dans la capitale : ses affiches jaune vif placardent les murs de la métropole. La question des logements y est omniprésente et traverse tous les mouvements de gauche, alors que 80 % des habitants sont locataires. « Les logements sont devenus une marchandise rare, confisquée par les grands conglomérats. Cela concerne particulièrement les personnes racialisées, qui font face à une discrimination systémique sur le marché du logement et qui, du fait de leur précarisation, ne peuvent pas se permettre des loyers exorbitants », explique Aicha Jamal.

Une revendication d’autant plus importante depuis que la Cour constitutionnelle a annulé le plafonnement des loyers à Berlin début avril. Instauré en 2020 par la coalition rouge-rouge-verte (Die Linke, SPD et Les Verts), il prévoyait une baisse des loyers rétroactive et leur fixait un seuil maximal. Maintenant, des millions de locataires se voient dans l’obligation de rembourser leurs propriétaires : une claque pour la gauche parlementaire et la société civile. La manifestation du 1er mai 2021 pourrait ainsi avoir une résonance particulière en mobilisant la colère des Berlinois·es à ce sujet. « Elle permet de maintenir une forte pression sur le SPD (gauche social-démocrate) et les Verts afin que le sujet reste central pendant cette année électorale », affirme Tobias Pflüger, vice-président et député de Die Linke, qui avait porté le plafonnement des loyers. Le parti de gauche voit d’un bon œil la manifestation, dont elle partage plusieurs revendications. « Plusieurs de nos élu·es, qui proviennent d’un milieu racialisé et antifasciste, seront présents dans le cortège dans une logique d’inspiration mutuelle », souligne-t-il. Sollicité, le SPD a également affirmé à Politis qu’il « s’engage fermement et de manière continue contre le racisme ».

« On a convaincu
beaucoup de
personnes qui se
sentent exclues
de la gauche
allemande d’aller
battre le pavé. »

À six mois des élections fédérales, il n’est cependant pas acquis que les revendications de la manifestation seront centrales dans la bataille électorale. Nils Diederich, ancien député du SPD et professeur de sciences politiques à Berlin, doute même qu’elles aient la moindre influence sur les élections fédérales de septembre. « Les célébrations du 1er mai sont très peu suivies par la classe politique, sauf en cas de violences en marge du cortège. Elles pourraient tout au plus raviver un débat autour du racisme, mais n’auront probablement pas d’influence sur l’offre électorale ». Pour sa part, pas question pour Migrantifa de participer au « manège électoral », affirme Aicha Jamal. « Nous n’avons aucun espoir que la classe politique nous représente, surtout en ce qui concerne la jeunesse d’origine immigrée. Nous sommes en faveur d’une mobilisation des travailleuses et des travailleurs sans représentation, organisée de manière autonome ». L’écart entre gauche autonome et gauche parlementaire semble ainsi se creuser, alors que le SPD et Die Linke sont tous deux crédités de moins de 15 % des intentions de vote.

Et si les Verts apparaissent comme le nouveau parti de masse progressiste, avec 28 % des intentions de vote selon les derniers sondages, ils sont de plus en plus critiqués par la gauche autonome. En cause : des coalitions vert-noir en cours avec la CDU-CSU conservatrice dans plusieurs Länder. À l’approche des élections, ce modèle d’alliance écolo-conservatrice est pressenti gagnant par de plusieurs analystes. Or, plus les Verts s’ouvrent aux conservateurs, plus ils de distancient de la société civile et de la gauche autonome, estime Robin Celikates, pour qui la classe politique « a un train de retard » sur les évolutions de la société. « Cette manifestation est symboliquement forte, car elle montre une société citoyenne unie. Aux partis de gauche de ne pas rater le coche… », juge-t-il.

Philippe Pernot

*Dans Politis, ce terme a été remplacé par “visiblement d’origine maghrébine” afin de le rendre plus lisible à un public francais. Dans l’original, j’ai utilisé le terme “racisée” car la jeune femme pourrait être d’une origine tout autre: en Allemagne, les personnes d’origine turques, kurdes, palestiniennes ou libanaises sont plus nombreuses que celles d’origine maghrébine. De plus, le terme “racisé” se réfère à la “racisation”, c’est-à-dire le processus de domination raciste basé sur la couleur de peau. Il s’agit lá d’un phénomène inclus dans le terme de “racialisation”, qui désigne plus généralement des processus sociaux liés à la couleur de peau. Une personne blanche est donc racialisée, puisqu’elle a été socialisée en tant que personne blanche, mais pas racisée, car elle n’est pas discriminée systémiquement en raison de cette couleur de peau (Mahzouz 2020).

Leave a Reply

Fill in your details below or click an icon to log in:

WordPress.com Logo

You are commenting using your WordPress.com account. Log Out /  Change )

Facebook photo

You are commenting using your Facebook account. Log Out /  Change )

Connecting to %s