Cet article est paru sur le site du Parvenu le 22 novembre 2017.
L’église Collégiale Notre-Dame de l’Assomption date du XIIème siècle. Sa façade est rouge, richement ornée d’or et de symboles bibliques. Imposant, son clocher surplombe la ville de Tende, dans la vallée de la Roya. Cette ancienne cathédrale n’est aujourd’hui utilisée que pour les grandes occasions, comme les messes de Noël et de Pâques, mais elle dégage une aura de force et de beauté. Le père François Xavier Asso, la voix douce, amoureux de ces lieux, nous montre les moindres détails, nous révèle ses petits secrets, même la « salle aux trésors », qui cache en son sein des chefs-d’œuvre de l’art catholique. Les deux journalistes du Guardian et moi-même le suivons silencieusement entre les voûtes. Nous nous imprégnons de son récit, mi visite touristique, mi profession de foi d’un résistant. La théologie se mêle au récit de vie quand il évoque les circonstances dans lesquelles il a décidé d’accueillir des réfugiés, en novembre dernier : son passé s’accorde pleinement avec son engagement actuel.
Le père Asso est né à Nice, pendant la Seconde Guerre mondiale. Il ne se souvient que des abris creusés pour protéger les habitants des bombardements. Il s’est très jeune orienté vers le catéchisme, et a décidé de devenir séminariste. « Je voulais devenir prêtre, mais pas dans le sud (de la France, NDLR), ça ne me disait rien, je ne me sentais pas à l’aise. Alors, je suis parti chez les Pères blancs [1] au Burkina Faso. » Il est là-bas en charge de l’éducation de près de 2000 élèves, et leur apprend le français, les mathématiques, l’histoire, la géographie, mais aussi l’agriculture. « En Afrique, j’ai réappris à être homme. Je suis venu, occidental, dans mes certitudes, j’étais presque du KKK ! C’est en enseignant l’histoire africaine à une classe de CM2, alors que je n’en connaissais rien, que j’ai réalisé à quel point on ne sait rien de la culture africaine. Je me suis donc résigné à enseigner le français et les maths… ». Mais ce sont les célébrations de Noël en 1965 qui changent tout pour lui : « J’avais demandé au curé si on pouvait organiser un évènement. Il s’est planté devant moi et m’a regardé dans les yeux : “C’est qui le responsable ici, c’est toi ou c’est moi ? C’est toi ! Alors organise, et on viendra !” Ça a tout changé pour moi, on me prenait enfin au sérieux, alors qu’en France, j’étais le « boy » des curés. J’ai repris goût au sacerdoce ». Deux ans plus tard, il doit retourner en France à cause de complications hiérarchiques. Il devient prêtre-ouvrier à Cap 3000, un grand centre commercial à Nice.
Plus tard, le Père Asso nous mène à la gare de Tende, lieu de passage des réfugiés. Là, les journalistes nous quittent, et je me retrouve seul avec lui. Alors que nous remontons dans le village, il continue son récit, qu’il entrecoupe de commentaires sur l’architecture de telle maison ou de telle église que nous passons. Nous nous retrouvons sur un petit plateau qui surplombe le village et l’ancienne cathédrale ; le coucher de soleil éclabousse d’or et de rouge les façades et les toits.
Cela fait maintenant 13 ans que le père Asso officie dans la vallée de la Roya. Son premier contact avec des réfugiés date d’octobre dernier. « J’ai célébré une messe pour les migrants. Je me souviendrais toujours de cet Érythréen qui avait appris la mort de sa femme, la veille dans un naufrage… Pauvre gars, il croyait s’en sortir avec sa famille….» Ses yeux s’embuent, sa voix déraille. Il ravale ses larmes, et s’indigne. « C’est fou de voir toutes ces dictatures en Afrique, ce n’est pas si différent en France ! Fillon a participé aux accords de Calais : où est sa foi chrétienne ? Quand on voit les conditions dans lesquelles vivent les Africains, en Erythrée, au Soudan, au Yémen, au Cameroun, toutes ces dictatures dont on ne parle jamais ! Ce ne sont pas des migrants économiques ! »
Alors, en novembre, il veut ouvrir l’ancien presbytère de Saint-Dalmas-de-Tende la nuit pour accueillir ces réfugiés, principalement africains. L’évêque de Nice donne son accord, « du bout des lèvres ». Mais le curé, son supérieur hiérarchique direct, fait remplacer le verrou pour l’en empêcher. « J’ai été dénoncé par un membre de ma paroisse, qui a appelé la gendarmerie. Le maire de Tende (LR) m’a menacé au téléphone ! Je me suis senti trahi, c’était déloyal. Tous ces gens, je les prenais pour des bons chrétiens, mais où est leur foi ? »
Pendant le mois de novembre, l’arrivée de réfugiés au village atteint un pic. Les habitants sont en colère face à l’inaction des autorités publiques. Le 13 novembre a lieu la Fête de la Liberté à Breil, un village voisin. Des migrants et des habitants manifestent. Le Père Asso décide d’ouvrir l’église de Breil aux réfugiés. « Les manifestants étaient soulagés de voir que l’Église était avec eux ! Mais les CRS lourdement armés ont bloqué l’entrée de l’église. Puis ils ont commencé à embarquer tout le monde. J’ai fait la lecture du ‘Serviteur souffrant’ du prophète Isaïe [2], ça me blesse toujours » Il verse quelques larmes en évoquant ce souvenir, puis se reprend : « C’est pour cela que je dis, même si ça peut paraître excessif, que les gendarmes sont des SS, ils n’ont pas d’états d’âme. Ça m’a renforcé encore plus dans ma conviction religieuse. »
Face à l’opposition du curé, du maire de Tende et de certains habitants, le Père Asso se résigne à accueillir des réfugiés chez lui. Il en a hébergé dix, certains pour un repas, d’autres pour la nuit. Tous chrétiens. Mais il assure ne pas faire de distinction : « J’accueille les migrants que les copains (les membres de Roya Citoyenne, NDLR) dirigent vers moi. Je ne discrimine pas entre les chrétiens et les autres, je ne cherche pas à savoir. » Trois ont dormi chez lui pendant l’Épiphanie : il les appelle affectueusement les « rois mages ». « Dans l’Exode, chapitre 21, on trouve des villes refuge, qui hébergent les Hébreux fuyant l’Egypte ! On fait bien piètre figure à côté… Je n’ai pas peur de me faire condamner. Si un juge me condamne pour avoir aidé mes frères, je lui dirai : “Et toi, juge, si tu es dans la merde, je t’aiderai aussi, car tu es un homme ! Mais si tu aides les assassins, deviens-en un !” ».
Car, pour le Père Asso, aider les réfugiés est un acte de foi et d’humanité. Il cite une profession de foi répandue: « Je crois en Jésus Christ, visage divin de l’homme, et visage humain de Dieu », ou encore la Genèse : « Dieu créa l’homme à son image » (1 :27). « La désobéissance civile est un devoir de miséricorde. Même si nous devons encaisser des coups, nous devons nous lever. Il en va de la résurrection morale de la France. »
Par Philippe Pernot
[1] Les Pères blancs, de la Société des Missions d’Afrique (fondée en 1868), ont été le fer de lance de l’évangélisation, mais aussi de l’exploration scientifique de l’Afrique. Leur dénomination leur vient de leur costume blanc.
[2] « Il était sans apparence ni beauté qui attire nos regards, son aspect n’avait rien pour nous plaire. Méprisé, abandonné des hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance, il était pareil à celui devant qui on se voile la face ; et nous l’avons méprisé, compté pour rien. En fait, c’étaient nos souffrances qu’il portait, nos douleurs dont il était chargé. » Isaïe, 53 :2-5.