Reporterre | 29 avril 2024 | Monde

Agriculture détruite en grande partie, pollution, déchets… À Gaza, des voix s’élèvent pour dénoncer un écocide et demander des poursuites pénales contre Israël. [English translation at the end]

Des champs retournés, des arbres déracinés, une terre contaminée au phosphore blanc : à Gaza, l’environnement est la victime silencieuse de la guerre. À la place des vergers, des plages de sable et des champs de fraise, qui faisaient la fierté des Gazaouis, se dresse un paysage dystopique fait de bases militaires, de cratères et de ruines. « Nous vivons actuellement une catastrophe environnementale qui engendrera d’autres catastrophes à l’avenir », soupire Samar Abou Saffia, activiste écologiste gazaouie.

Ses notes vocales, envoyées par WhatsApp à Reporterre, brossent un portrait sombre de la situation sur place. « Plus de 80 000 tonnes de bombes israéliennes n’ont épargné ni les champs, ni les oliviers, ni les citronniers. Ces destructions environnementales accompagnent les massacres et le génocide, dit celle qui vit maintenant dans une tente à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza. Lorsque les chars d’assaut pénètrent sur nos terres, ils en détruisent également la fertilité. »

Après l’attaque du Hamas du 7 octobre dernier, l’offensive israélienne à Gaza entre dans son huitième mois, tuant plus de 34 000 Gazaouis et faisant 77 000 blessés. Alors que plus de la moitié de la population de Gaza est au bord de la famine, des voix s’élèvent pour critiquer la destruction de l’environnement et de la production alimentaire à Gaza.

Une guerre contre l’environnement

« L’environnement n’est pas juste un dommage collatéral, mais bien une cible de l’armée israélienne », affirme Lucia Rebolino, coautrice d’une étude de Forensic Architecture, un collectif qui travaille avec des données satellites en open source.

« Des bulldozers rasent des champs et vergers pour dégager une zone tampon de plus de 300 mètres de profondeur » le long de la frontière au nord entre Israël et la bande de Gaza, explique-t-elle à Reporterre. « L’armée y construit des digues, des monts en terre, afin de protéger ses tanks et de dégager la vue », précise la chercheuse.

À gauche, les terres cultivées à Gaza en 2023 ; à droite, les zones ciblées par Israël au 19 février 2024. © Forensic Architecture

Les chiffres de son étude parlent d’eux-mêmes : sur les 170 km2 de terres agricoles que comptait Gaza avant la guerre — soit la moitié du territoire — au total, 40 % auraient été détruites. 2 000 sites agricoles, dont des fermes et des serres, ont été bombardés. Le nord de Gaza étant le plus touché, avec 90 % de ses serres disparues.

Une étude conjointe menée par l’Organisation des Nations unies (ONU), la Banque mondiale et l’Union européenne estime à plus de 1,5 milliard de dollars (environ 1,4 milliard d’euros) les dommages causés à l’agriculture, aux aires naturelles et aux infrastructures de traitement des déchets — sans même compter la restauration et la reconstruction de l’environnement.

« Guerre herbicide »

Ces destructions sont partie intégrante d’une stratégie israélienne affirmée depuis une dizaine d’années, explique Lucia Rebolino. Lors des guerres de 2014 et 2021, Israël avait également pris des installations agricoles pour cible, mais à moindre échelle.

« Nous avons régulièrement observé des avions israéliens larguer des herbicides sur des zones agricoles frontalières au début et à la fin des saisons de récolte de 2014 à 2019, profitant de vents favorables pour toucher le maximum de surface », témoigne-t-elle. Forensic Architecture a publié plusieurs rapports sur cette « guerre des herbicides », qui aurait ainsi détruit les moyens de subsistance de nombreux agriculteurs.

Des champs détruits à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza. DR

Un autre exemple frappant, plus au sud, est la réserve naturelle de Wadi Gaza, rivière dont les berges ont été nettoyées à grands frais par des ONG internationales quelques mois avant la guerre. « C’était redevenu une région pleine de vie et d’agriculture, dotée de bonnes infrastructures, soupire Samar Abou Saffia dans une note vocale. Maintenant, tout est détruit et les Palestiniens sont interdits d’y entrer, c’est très dangereux. » La zone est traversée par une route militaire qui sépare Gaza en deux, un no man’s land de terre déblayé à coups de bulldozers et devenu un champ de bataille.

Pollution de l’eau, de l’air, des sols

Outre les objectifs militaires israéliens, la guerre génère une pollution importante. Les émissions de gaz à effet de serre générées au cours des deux premiers mois de la guerre à Gaza ont été plus importantes que l’empreinte carbone annuelle de plus de vingt des nations les plus vulnérables au climat dans le monde, selon une étude anglo-américaine. Elle équivaudrait ainsi à la combustion d’au moins 150 000 tonnes de charbon. De quoi enfoncer la région encore plus profondément dans la crise climatique.

L’ONU estime en outre que les bombardements ont créé 23 millions de tonnes de débris. « C’est plus que toute l’Ukraine en deux ans », souligne Wim Zwijnenburg, chercheur sur les effets des conflits sur l’environnement à PAX, une organisation néerlandaise. Or, les dangers sont multiples : contamination à l’amiante et aux métaux lourds, poussières et particules fines, déchets toxiques des hôpitaux et industries, les maladies propagées par les corps en décomposition… « Comment va-t-on disposer de tous ces débris, alors qu’il n’y a aucune infrastructure de tri des déchets encore debout ? »

Des champs détruits à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza. DR

Alors que la majeure partie des infrastructures publiques sont détruites, des décharges improvisées ont vu le jour un peu partout dans la bande de Gaza. « Grâce aux images satellites, on peut observer comment des milliers de polluants infiltrent les sols et les eaux souterraines, et même comment des fumées toxiques rendent l’air irrespirable », explique-t-il. En parallèle, plus de 130 000 m3 d’eaux usées seraient déversés chaque jour dans la mer Méditerranée, causant d’importants dégâts pour la faune et flore sous-marine, avertit l’ONU.

Accusations d’écocide

C’est ainsi que des organisations accusent Israël de commettre un génocide doublé d’un écocide. « La destruction de la terre est une pratique génocidaire systématique au même titre que la destruction de la production alimentaire, des écoles, des hôpitaux », affirme ainsi Lucia Rebolino, de Forensic Architecture.

Pour Saeed Bagheri, conférencier en droit international humanitaire à l’université de Reading, en Angleterre, la réponse est moins tranchée. « Du point de vue juridique, l’écocide n’a pas de définition claire. La Convention de Genève et le Statut de Rome listent des crimes de guerre contre l’environnement et les civils, mais encore faut-il pouvoir remplir leurs critères », explique-t-il à Reporterre. La discussion entre juristes porte sur la notion de proportionnalité. « En vertu du droit international, même si l’on admet qu’Israël a le droit de se défendre en attaquant le Hamas, l’environnement naturel ne peut être pris pour cible, sauf nécessité militaire impérative », explique le conférencier.

« Récupérer nos terres et rétablir nos sols, nos nappes phréatiques et notre mer »

C’est donc ainsi que l’armée israélienne tente de se justifier. « Le Hamas opère souvent à partir de vergers, de champs et de terres agricoles, explique ainsi un porte-parole, cité par le Guardian. L’armée ne porte pas intentionnellement atteinte aux terres agricoles et s’efforce d’éviter tout impact sur l’environnement en l’absence de nécessité opérationnelle. »

Mais, pour Saeed Bagheri, « le principe d’humanité prime sur tout le reste, c’est-à-dire l’obligation de ne pas causer de souffrances inhumaines et évitables » aux civils et à l’environnement. Et c’est là qu’Israël pourrait être poursuivi devant la Cour pénale internationale ou la Cour internationale de justice. « Dans tous les cas, il doit y avoir une enquête », affirme le juriste.

Signe de la gravité de la situation, l’ONU a ouvert une enquête sur la destruction de l’environnement. Ces démarches prendront du temps, et devront attendre la fin de la guerre avant de rendre des conclusions. C’est aussi ce qu’attendent les Gazaouis, piégés dans une dystopie sanglante. « Je souhaite seulement que la guerre prenne fin pour que nous puissions récupérer nos terres et rétablir nos sols, nos nappes phréatiques et notre mer, qui ont été détruits par les Israéliens », soupire Samar Abou Saffia.

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English translation

In Gaza, activists denounce a crime of ecocide

Agriculture largely destroyed, pollution, waste… In Gaza, voices are being raised to denounce ecocide and call for criminal proceedings against Israel.

Overturned fields, uprooted trees, soil contaminated with white phosphorus: in Gaza, the environment is the silent victim of war. In place of the orchards, sandy beaches and strawberry fields that were once the pride of the Gazans, a dystopian landscape of military bases, craters and ruins now stands. “We are currently living through an environmental catastrophe that will engender other catastrophes in the future,” sighs Samar Abou Saffia, a Gazan environmental activist.

Her voice notes, sent by WhatsApp to Reporterre, paint a bleak picture of the situation on the ground. “More than 80,000 tons of Israeli bombs have spared neither fields, nor olive trees, nor lemon trees. This environmental destruction accompanies the massacres and genocide,” says the woman who now lives in a tent in Rafah, in the south of the Gaza Strip. When the tanks penetrate our land, they also destroy its fertility.”

Following the Hamas attack on October 7, the Israeli offensive in Gaza is entering its eighth month, killing over 34,000 Gazans and wounding 77,000. With more than half of Gaza’s population on the brink of starvation, voices are being raised to criticize the destruction of Gaza’s environment and food production.

A war against the environment

“The environment is not just collateral damage, but a target of the Israeli army,” says Lucia Rebolino, co-author of a study by Forensic Architecture, a collective that works with open-source satellite data.

“Bulldozers are razing fields and orchards to clear a buffer zone more than 300 meters deep” along the northern border between Israel and the Gaza Strip, she tells Reporterre. “The army is building dikes and mounds of earth to protect its tanks and clear the view,” she adds.

The figures in his study speak for themselves: of the 170 km2 of agricultural land in Gaza before the war – half the territory – a total of 40% has been destroyed. 2,000 agricultural sites, including farms and greenhouses, were bombed. Northern Gaza was the hardest hit, with 90% of its greenhouses gone.

A joint study by the United Nations (UN), the World Bank and the European Union estimates the damage to agriculture, natural areas and waste treatment infrastructure at over $1.5 billion (around €1.4 billion) – not even counting environmental restoration and reconstruction.
“Herbicidal warfare”

This destruction is part and parcel of an Israeli strategy that has been asserted over the last ten years, explains Lucia Rebolino. During the 2014 and 2021 wars, Israel had also targeted agricultural facilities, albeit on a smaller scale.

“We regularly observed Israeli planes dropping herbicides on border agricultural areas at the beginning and end of the harvest seasons from 2014 to 2019, taking advantage of favorable winds to hit the maximum surface area,” she testifies. Forensic Architecture has published several reports on this “herbicide war”, which is said to have destroyed the livelihoods of many farmers.

Another striking example, further south, is the Wadi Gaza nature reserve, a river whose banks were cleaned up at great expense by international NGOs a few months before the war. “It was once again a region full of life and agriculture, with a good infrastructure,” sighs Samar Abou Saffia in a vocal note. “Now it’s all destroyed and Palestinians are forbidden to enter – it’s very dangerous.” The area is crossed by a military road that divides Gaza in two, a no-man’s-land of land cleared by bulldozers and turned into a battlefield.

Water, air and soil pollution

In addition to Israel’s military objectives, the war generates significant pollution. The greenhouse gas emissions generated during the first two months of the war in Gaza were greater than the annual carbon footprint of more than twenty of the world’s most climate-vulnerable nations, according to an Anglo-American study. It would be equivalent to burning at least 150,000 tonnes of coal. This will push the region even deeper into the climate crisis.

The UN also estimates that the bombardments created 37 million tonnes of debris. “That’s more than the whole of Ukraine in two years,” points out Wim Zwijnenburg, a researcher into the effects of conflict on the environment at PAX, a Dutch organization. The dangers are manifold: contamination by asbestos and heavy metals, dust and fine particles, toxic waste from hospitals and industries, diseases spread by decomposing bodies… “How are we going to dispose of all this information? How are we going to dispose of all this debris, when there’s no waste sorting infrastructure still standing?”

While most of the public infrastructure has been destroyed, makeshift rubbish dumps have sprung up all over the Gaza Strip. “Thanks to satellite images, we can see how thousands of pollutants infiltrate the soil and groundwater, and even how toxic fumes make the air unbreathable,” he explains. At the same time, the UN warns that over 130,000 m3 of wastewater are discharged into the Mediterranean Sea every day, causing serious damage to underwater flora and fauna.

Accusations of ecocide

Some organizations accuse Israel of committing genocide as well as ecocide. “The destruction of land is a systematic genocidal practice in the same way as the destruction of food production, schools and hospitals,” says Lucia Rebolino of Forensic Architecture.

Saeed Bagheri, lecturer in international humanitarian law at the University of Reading, England, is less clear-cut. “From a legal point of view, ecocide has no clear definition. The Geneva Convention and the Rome Statute list war crimes against the environment and civilians, but you still have to be able to meet their criteria”, he explains to Reporterre. The discussion among jurists focuses on the notion of proportionality. “Under international law, even if we accept that Israel has the right to defend itself by attacking Hamas, the natural environment cannot be targeted unless there is an imperative military necessity,” explains the speaker.

“Reclaim our land and restore our soil, groundwater and sea”.

The Israeli army tries to justify itself in this way. “Hamas often operates from orchards, fields and farmland,” explains a spokesman quoted by the Guardian. “The army does not intentionally harm agricultural land and strives to avoid any impact on the environment in the absence of operational necessity.”

But, for Saeed Bagheri, “the principle of humanity takes precedence over everything else, i.e. the obligation not to cause inhuman and avoidable suffering” to civilians and the environment.” And this is where Israel could be taken to the International Criminal Court or the International Court of Justice. “In any case, there must be an investigation,” says the jurist.

In a sign of the seriousness of the situation, the UN has opened an inquiry into the destruction of the environment. These steps will take time, and will have to wait until the end of the war before any conclusions can be reached. This is also what the Gazans, trapped in a bloody dystopia, are waiting for. “I only hope that the war will end so that we can recover our land and restore our soil, our water tables and our sea, which have been destroyed by the Israelis”, sighs Samar Abou Saffia.

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