Reporterre | 13 novembre 2025 | Reportage – monde

Jumelée avec Gaza depuis 2001, la ville norvégienne Tromsø manifeste chaque semaine depuis deux ans pour dénoncer le génocide. Parmi eux, des autochtones sámis qui « s’identifient à la cause palestinienne ».

Tromsø (Norvège / Sápmi), reportage

Chaque samedi depuis deux ans, des keffiehs et des drapeaux palestiniens flottent dans le vent arctique de Tromsø, plus grande ville du grand nord norvégien. Des touristes, venus profiter des aurores boréales et des baleines, regardent le défilé passer avec curiosité entre les maisons en brique collées au flanc d’un fjord montagneux. C’est que la ville, jumelée avec Gaza depuis 2001, est un bastion du mouvement propalestinien dans ce pays nordique. Parmi le cortège, de nombreux activistes autochtones sámis, qui se mobilisent massivement sur tous les fronts — des luttes écologistes au soutien à la Palestine.

« Bien que ce qui soit arrivé à Gaza soit autrement plus brutal, nos peuples souffrent tous les deux du colonialisme, de l’effacement. Et nous résistons tous les deux, notamment en affirmant nos traditions », affirme Rebecka Ekeland, 22 ans, étudiante en histoire à Tromsø, membre du comité local de Students for Palestine et activiste sámie et kvène.

Manifestation propalestinienne à Tromsø, le 27 septembre 2025. © Philippe Pernot / Reporterre

« Mes ancêtres ont été forcés de renier leur religion »

Parmi ces deux peuples reconnus comme « minorités officielles » par la Norvège, nombreux portent la cause palestinienne. La chanteuse Ella Marie, très connue en Norvège, a dédié un chant traditionnel, un « yoik »aux enfants de Palestine« Go mánná vardá, eana čierru / Don gulat dán eatnamii / Ja dát eana gullá dutnje » (« Quand un enfant saigne, la terre pleure / Vous appartenez à cette terre / Et cette terre vous appartient »). Le Parlement sámi norvégien s’est fendu de communiqués dénonçant la guerre à Gaza, et nombre d’activistes sámis ont troqué leur écharpe traditionnelle pour un keffieh.

C’est que les Sámis et Kvènes ont tous deux souffert d’effacement, de déplacements de population, de partages frontaliers coloniaux. Alors que les Sámis sont dotés d’un Parlement, de droits constitutionnels et de protections spécifiques depuis les années 1980, les Kvènes manquent de reconnaissance. Leurs langues restent menacées, leurs territoires grignotés par les projets énergétiques ou les casernes militaires.

Rebecka Ekeland, membre du comité local de Students for Palestine et activiste sámie et kvène. © Philippe Pernot / Reporterre

La famille de Rebecka est issue du métissage des deux groupes dans le Finnmark, la province la plus boréale de la Norvège. « Mes ancêtres ont été assimilés, forcés de renier leur religion, leurs coutumes et leurs langues. D’une certaine manière, on s’identifie très vite à la cause palestinienne », explique l’étudiante.

Des terres volées

Pour Rebecka, la lutte passe par l’affirmation des cultures autochtones. La tenue traditionnelle sámie, le gákti, est brodée de motifs ressemblant au tatriz palestinien, les deux rappelant la famille ou la ville de son porteur. « Et nos écharpes en laine sont très similaires aux keffiehs, non seulement de par leurs motifs, mais aussi car ils sont devenus des symboles de résistance. »

Comme en Palestine, le droit indigène à la terre et à ses ressources est au cœur des luttes sámies — de quoi rappeler le cas de la Cisjordanie occupée, colonisée à outrance, mais aussi celui des Premières Nations au Canada et aux États-Unis.

« Partout, nous devons nous battre pour nos terres volées par des puissances coloniales, contre la destruction lente et progressive de nos identités. Nous, les Kvènes et les Sámis, nous naissons dans cette lutte », affirme Rebecka.

Habitants et peuples autochtones manifestent chaque samedi depuis deux ans. © Philippe Pernot / Reporterre

Dans le nord de la Norvège, l’activisme se passe de génération en génération parmi les peuples du Nord. C’est que le traumatisme de l’anéantissement et des flammes est encore vivace ici : pendant la Seconde Guerre mondiale, les troupes allemandes avaient réduit en cendres la quasi-entièreté des villes du Finnmark et du Troms lors de leur retrait en 1944, face à l’avancée de l’armée soviétique — 50 000 Sámis et Norvégiens avaient été déplacés de force.

Pour la jeune activiste, les modalités du cessez-le-feu à Gaza, qui doit être gouvernée par un comité international, ne sont pas convaincantes. « J’ai peur que, comme pour nous, leurs terres continuent de se faire grignoter petit à petit, avec des solutions politiques en demi-teinte sans réelle souveraineté », dit-elle. Il y a toutefois « de l’espoir », selon elle : « Nous nous réjouissons pour nos amis palestiniens qui célèbrent la fin de la guerre. Durant ces deux années de mobilisation, nous avons tissé des amitiés fortes, quitte à devenir comme une grande famille : les luttes sámies et palestiniennes sont maintenant liées, et nous allons continuer à nous soutenir dans le futur. »

« La lutte pour une Palestine libre n’est pas terminée »

C’est que le cessez-le-feu entre Israël et le Hamas entré en vigueur le 10 octobre n’a rien changé à l’élan propalestinien de Tromsø. « Au contraire, la foule a même grossi ces dernières semaines », témoigne Annie Austad Haldorsen, 30 ans, dans un courriel à Reporterre.

La gérante d’un restaurant dans cette ville touristique, rencontrée en septembre, s’occupe des relations avec la police et la ville, qui s’accommodent de ces manifestations hebdomadaires. « Pour beaucoup d’habitants, manifester fait maintenant partie de leur routine hebdomadaire, autant qu’aller au musée ou dans un parc », disait-elle alors avec fierté.

Annie Austad Haldorsen, référente de la sécurité du cortège et des relations avec la police pour le comité Tromsø pour la Palestine, lors de la manifestation du 27 septembre 2025. © Philippe Pernot / Reporterre

Les organisateurs affirment qu’ils continueront « à mener des actions, car la lutte pour une Palestine libre n’est pas terminée avec le cessez-le-feu : l’occupation, les confiscations de terre et la situation d’apartheid ne sont pas finies », explique Line Henriksen, l’une des organisatrices du Comité de Tromsø pour la Palestine.

Elle ajoute : « En tant que ville jumelée avec Gaza, nous continuerons à manifester, à collecter des fonds pour des projets et programmes là-bas, et à encourager les écoliers à écrire des lettres aux enfants de Gaza. » Jumelée depuis 2001 avec la ville de Gaza, la municipalité a organisé avec les associations plusieurs levées de fonds pour des enfants gazaouis blessés dans les bombardements israéliens, « et le maire appelle son homologue à Gaza de temps en temps », explique Annie Austad Haldorsen.

Tromsø est jumelée depuis 2001 avec la ville de Gaza. © Philippe Pernot / Reporterre

Un appel au boycott de l’économie israélienne

L’État de Palestine, lui, est reconnu par la Norvège depuis mai 2024, bien en avance sur la France. Pourtant, « ce soutien est beaucoup trop mou, voire hypocrite, s’indigne Line Henrikssen. Il faudrait un boycott et un désinvestissement total du fonds souverain norvégien des entreprises israéliennes, bien au-delà des simples prises de position rhétoriques ».

En effet, le fonds souverain pétrolier norvégien, enrichi grâce au pétrole offshore du Royaume nordique, investit encore massivement dans des entreprises israéliennes. Face à la levée de boucliers des organisations des droits de l’Homme, il a annoncé se désinvestir de dix-sept d’entre elles en août et septembre. Un acte loin d’être suffisant, selon les manifestants, qui aimeraient amener à un boycott total de l’économie israélienne.

Dans leur viseur, il y a notamment Kongsberg, une entreprise d’armement norvégienne qui fabrique des parties de jets et de missiles israéliens, avec une succursale à Tromsø. L’affaire reste à suivre : alors que le destin de Gaza est incertain, ses habitants savent qu’ils peuvent compter sur les Sámis et les Norvégiens, qui font vivre un peu de Palestine dans les fjords arctiques.

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