Reporterre | 25 août 2025 | Reportage – monde

Forêts dévastées, rivières à sec, trafic d’huile d’olive : l’environnement d’Afrin, ville kurde du nord de la Syrie, paie un lourd tribut à la guerre. Ses habitants dénoncent le rôle des milices soutenues par la Turquie.

Afrin (Syrie), reportage

Un océan d’oliviers s’étend à perte de vue sur des collines vallonnées. La lumière du coucher de soleil éclabousse d’or leurs troncs noueux. Afrin, ville à majorité kurde du nord de la Syrie, est connue parmi les Kurdes comme un paradis terrestre, et un seul regard suffit à comprendre cet engouement. L’immense majorité de ses environs est dédiée à la culture de l’olivier, et son « or jaune », l’huile d’olive, est réputé partout dans le monde.

Pourtant, en cette douce fin de journée de juillet, les signes d’une catastrophe sont visibles. Comme toute la Syrie, Afrin sort de treize années de guerre civile. Et les conséquences environnementales se font sentir dans le paysage : déforestation, sécheresse, pillages…

À Metina, un village à une vingtaine de minutes d’Afrin, une route serpente sur des collines où la plupart des arbres ont disparu. « Les milices et des civils inconnus ont coupé presque toutes les forêts de pin des environs pour vendre du bois de chauffage ailleurs en Syrie — jusqu’à 150 dollars [130 euros] la tonne », soupire Abou Ibrahim, un père de famille souhaitant rester anonyme par peur de représailles.

Une forêt de pins coupée à Kafr Janah, près d’Afrin. Les déforestations sont monnaie courante depuis le début de la guerre. © Philippe Pernot / Reporterre

Il nous emmène dans sa voiture faire le tour de la région et montre un peu partout des sommets dégarnis. « Ils ont laissé l’immense majorité des oliviers, car ils appartiennent à des propriétaires, mais les forêts du domaine public ont été décimées », explique-t-il. Même si c’est un cas plus rare, il a lui-même souffert de coupes d’oliviers. « Il y a deux mois, des individus ont coupé des branches de 28 de mes arbres », se désole-t-il, en nous montrant les oliviers mutilés. « Pendant la guerre, tout le monde a pratiqué la déforestation : les Kurdes contre les Arabes, les Arabes contre les Kurdes, etc. Mais les violations continuent alors que la guerre est terminée, et nous vivons toujours dans la peur », s’indigne Abou Ibrahim.

Des hectares de forêts partis en fumée

Libérée du joug d’Assad en 2013 par l’arrivée des YPG (les forces armées kurdes syriennes), la population d’Afrin s’était réjouie de pouvoir redécouvrir son héritage kurde. Mais en 2018, la ville a été prise par l’armée turque et ses supplétifs, un ensemble de milices syriennes connues sous le nom de l’Armée nationale syrienne (ANS). Elles y ont imposé un régime arbitraire et la région a adopté la monnaie, les services postaux et téléphoniques turcs.

Depuis la chute du régime de Bachar el-Assad le 8 décembre 2024, c’est en théorie le nouveau gouvernement d’Ahmed el-Cheraa qui doit reprendre le pouvoir sur la ville. Les milices pro-turques ont été incorporées dans les nouvelles forces de sécurité syriennes, accédant à des postes élevés. La Turquie est également devenue le nouveau parrain régional de la Syrie, après que les deux pays ont conclu un accord de défense le 13 août.

Les habitants assurent que peu de choses ont changé et que la domination turque reste palpable au quotidien — une occupation dont personne n’ose dire le nom. « La plupart des checkpoints ont été abandonnés, mais même avec le nouveau gouvernement syrien, les miliciens restent présents », assure Assad Youssef, activiste environnemental et ancien membre du conseil municipal de Jindires, une ville située à quelques kilomètres d’Afrin.

Lui-même a été aux premières loges des dommages infligés à l’environnement lorsqu’il était coordinateur des pompiers de la ville. « Plus de 1 000 hectares de forêts de pin ont été coupés ou incendiés ici. Ceux qui provoquaient cela nous tiraient dessus quand on venait éteindre les incendies », témoigne-t-il.

Un trafic d’huile d’olive transfrontalier

Autres victimes de la guerre : les oliveraies locales. D’après les habitants, le trésor d’Afrin est devenu l’objet de convoitise de la Turquie. « Elle achète l’huile d’olive d’Afrin à bas prix, l’amène de l’autre côté, puis la revend sur les marchés internationaux comme de l’huile turque, 3 ou 4 fois plus cher ! » s’indigne celui qui est aussi oléiculteur. « Les Turcs contrôlent les prix et les flux. Les agriculteurs d’Afrin sont totalement sous leur joug », déplore-t-il.

L’huile et les olives, toujours servies à table, sont considérées comme «  l’or d’Afrin  ». © Philippe Pernot / Reporterre

Une situation documentée par des enquêtes de médias internationaux, ainsi que des témoignages d’autres responsables politiques locaux — et que Reporterre a pu vérifier en personne. À la frontière entre les deux pays se dresse un mur en béton, couvert de barbelés et ceint de tours de gardes peints aux couleurs du drapeau turc. Un convoi de blindés turcs apparaît, escortant des camions remplis de bidons vers la frontière ultramilitarisée. Un peu plus loin trône le siège de l’entreprise turque chargée de ce commerce illicite, contre lequel des députés européens ont réclamé des sanctions en 2019 — des demandes restées lettre morte à ce jour.

Le maire d’Afrin Mohammed Sheikh Rashid contredit cette version des faits auprès de Reporterre« Par le passé, le conseil local d’Afrin a facilité l’exportation de produits oléicoles vers la Turquie par l’intermédiaire d’une association coopérative, veillant ainsi à ce que les agriculteurs ne soient pas exploités en l’absence de circuits commerciaux formels », affirme-t-il. Pour lui, la guerre, le réchauffement climatique et la sécheresse sont les principaux fléaux affectant la culture des oliviers, « symbole de l’identité et de l’héritage d’Afrin »

Une chèvre broute au milieu de déchets, sur le lit asséché de la rivière Afrin, qui traverse la ville. © Philippe Pernot / Reporterre

La Syrie traverse son pire épisode de sécheresse en soixante ans, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). La pluviométrie a baissé de 40 % lors de la dernière saison hivernale. Les causes de cette catastrophe sont à la fois naturelles et politiques. Près du lac artificiel de Maydanki, situé au Nord d’Afrin, 90 % de la forêt a disparu et le niveau d’eau a fortement baissé, menaçant la faune et l’irrigation, rapporte Walid Othman, un activiste environnemental local.

Le lac artificiel de Maydanki, dont le niveau a baissé de 50% et dont les alentours ont été déforestés. © Philippe Pernot / Reporterre

Dans les années 2010, la Turquie a construit des barrages en amont, et retient une partie du flux de la rivière Afrin pour sa propre agriculture. La rétention d’eau par la Turquie aggraverait la situation, déjà fragilisée par le séisme de 2023, qui avait fait 6 000 morts en Syrie et provoqué l’effondrement de nombreux puits artésiens.

La culture kurde d’Afrin menacée

Les habitants d’Afrin ressortent traumatisés par les années de vie sous la domination des milices, qui ont notamment affecté les agriculteurs. «  Chaque faction armée imposait des taxes sur les produits agricoles sortant du village, selon l’humeur des miliciens ou la tête des agriculteurs, c’était chaotique », se souvient Abu Zana, moukhtar (notable) de la ville agricole de Bassuta, l’un des lieux les plus paradisiaques d’Afrin. Ici, des vergers aux branches chargées de fruits mûrs — figues, poires, pommes, nectarines — côtoient des vallées verdoyantes. « Parfois, les miliciens se disputaient entre eux et envahissaient nos vergers en se tirant dessus », se souvient-il.

Abu Zana, un notable de Bassuta, une ville agricole près d’Afrin. © Philippe Pernot / Reporterre

Autre dimension de cette occupation qui ne dit pas son nom : le changement démographique et culturel. Des camps de réfugiés à l’abandon et des carcasses de béton sans toitures s’étirent sur les collines dégarnies de Jindires. Des milliers de familles déplacées ayant fui la guerre dans d’autres régions de Syrie avaient été installées ici par les milices pro-turques, dans la volonté de « remplacer » la population kurde par des familles arabes, affirme également Ahmed Hassan, président du Conseil national kurde à Afrin. « Maintenant, les déplacés sont presque tous partis, et la majorité des familles kurdes sont revenues : le plan de remplacement démographique a été mis en échec par la volonté des gens à rentrer chez eux », ajoute-t-il.

Selon lui, la Turquie essaye de réprimer la culture kurde d’Afrin. « La ville a beaucoup changé, ils ont installé des mosquées partout, imposé le Turc dans les écoles, et l’armée turque est toujours présente en arrière-plan », explique-t-il. Une stratégie dont l’environnement a été l’une des victimes. « C’est une torture de voir nos forêts décimées : on y venait pique-niquer, danser, chanter, regarder les couchers de soleil… elles étaient essentielles pour la culture kurde locale », explique tristement un habitant de Jindires rencontré sur une colline, en contemplant les troncs d’arbres coupés. Entre catastrophes naturelles et politiques, les Afriniens voient leur agriculture dépérir et leur avenir s’assombrir.

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