Reporterre | 12 mai 2025 | Reportage – monde
Raffineries bombardées, pollutions des champs et rivières, multiplication des cancers : le nord-est de la Syrie souffre de sa dépendance au pétrole. Malgré les bombes turques, des habitants tentent de préserver les terres.
Vous lisez la série « Syrie, les défis écologiques de l’après-Assad ».
Reportage réalisé grâce à la Bourse du journalisme environnemental mise en place par les JNE et l’Université Dauphine-PSL avec le soutien de la Fondation Madeleine.
Qamishli (Syrie), reportage – avec Khalil Muhammad (fixeur)
Une rivière noire serpente entre les terres arides de Kharab Abu Ghalib, dégageant une odeur nauséabonde de pétrole. Des puits de forage entourent le petit village de maisons en terre cuite et des cheminées industrielles laissent s’échapper une fumée inquiétante à l’horizon.
Quelques kilomètres plus loin se trouve le champ pétrolier de Gir Zero, l’un des plus grands du nord-est syrien. Le Rojava, nom kurde de ce territoire riche en pétrole, est ravagé par la pollution. « L’air est totalement irrespirable ici. Nous avons une cinquantaine de cas de cancer déclarés pour 500 habitants. Et nous avons tous une tumeur en nous qui attend seulement de se révéler », dit Ali Thelaj, infirmier libéral du village.

De nombreux habitants rencontrés par Reporterre témoignent de morts dans leur famille et montrent leur peau desséchée par l’eczéma, ou d’autres maladies qu’ils pensent liées aux pollutions. Lors de son développement à l’époque du clan Assad, les habitants recevaient une compensation financière lorsqu’un puits de forage était installé sur leurs terres. « Maintenant, nous ne tirons aucun profit du pétrole, seulement des maladies », ajoute l’infirmier avec amertume.
La rivière noire, faite d’eaux usées et de résidus pétroliers de Gir Zero, est totalement artificielle. Certains la surnomment la « rivière de la mort » ou encore la « rivière salée », car rien ne peut pousser aux alentours.
Le pétrole, nerf de la guerre civile
« Quand il pleut, elle déborde et inonde le village. Les troupeaux qui boivent alors son eau tombent malades et meurent, raconte Hamad, agriculteur, dans une colère palpable. Les autorités locales nous ont promis d’installer des canalisations pour l’évacuer loin du village, mais on attend que ce projet se fasse. »
L’Administration autonome démocratique du nord-est syrien (Aanes) à majorité kurde, qui contrôle le Rojava depuis 2013, tente tant bien que mal de réguler l’industrie pétrolière — mais semble débordée face à l’ampleur de la tâche.

Le pétrole syrien, l’or noir au cœur d’une histoire sanglante, a longtemps enrichi le régime Assad. Après 2011, la guerre civile a vu divers groupes armés s’en emparer pour financer leurs combats. Pour vaincre Daech, les forces de la coalition, Bachar el-Assad et la Russie ont bombardé les infrastructures, suscitant une pollution majeure et un chaos total.
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En 2017, les YPG kurdes (la branche armée du Parti démocratique kurde, le PYD), soutenus par la coalition, ont repris la région et découvert des dizaines de milliers de raffineries artisanales. « Faites seulement d’une cuve et d’un trou, brûlant le pétrole brut sans aucune mesure de protection, ces “haragat” ont créé une pollution monstrueuse et sévèrement affecté la santé des gens. Nous les avons toutes fermées et interdites », explique Mohammad Ahme, codirecteur du conseil environnemental du canton de Jezire, installé à Qamishli.
L’Aanes se réclame d’une idéologie sociale, écologiste et libertaire, mais reste très dépendante des revenus du pétrole. « En pratique, elle pourrait faire bien mieux. On observe que la défense de l’environnement n’est pas dotée de moyens prioritaires », affirme Lolav Sheikha, cofondatrice de l’association écologiste Tresses Vertes, qui mène de nombreux projets pour reboiser le Rojava indépendamment des autorités.
« Toute l’infrastructure est vieillissante »
Un constat que partage Peter Schwartzstein, journaliste et chercheur pour le Centre pour le climat et la sécurité à Washington. « L’administration autonome se pare d’un langage environnemental, mais il sonne creux : il y a un grand fossé entre la théorie et la pratique. »

« En même temps, elle opère dans une situation tellement difficile qu’on voit mal comment elle pourrait améliorer la situation environnementale plus qu’elle ne le fait déjà. » Les autorités blâment les sanctions internationales, qui étouffent l’économie syrienne et n’ont toujours pas été levées depuis la chute de Bachar el-Assad, le 8 décembre 2024.
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« Nous ne pouvons pas faire venir des technologies propres, des pièces de rechange ou du personnel qualifié alors que toute l’infrastructure est vieillissante. Nous travaillons comme nous pouvons, avec des solutions de bric et de broc », explique Akit Abdelmajid, directeur du terminal gazier, pétrolier et électrique de Suweidiyeh. Pour lui, le plus grand problème reste la guerre, qui oppose les forces majoritairement kurdes des Forces démocratiques syriennes (FDS) à l’armée turque et ses supplétifs syriens.
Bombardements en série
Des langues de flammes s’étirant dans la nuit obscure : les vidéos du bombardement de la centrale par l’aviation turque, le 15 janvier 2024, sont spectaculaires. Ce jour-là, 3 des 4 turbines électriques et un réservoir de pétrole ont été ciblées par des drones et des avions de chasse lors d’une offensive turque ciblant plusieurs infrastructures du Rojava. D’après l’administration de la centrale, les bombardements ont fait près d’un milliard de dollars de dommages (environ 872 millions d’euros) rien qu’à Suweidiyeh. Sur place, Reporterre a visité les installations brûlées, noircies par l’incendie, dont les environs sont jonchés de débris.
« Depuis, notre centrale ne produit plus que 110 mégawatts, alors qu’il en faudrait 700 pour la région. Les foyers ont été plongés dans le noir et ont dû installer des générateurs privés, qui ont provoqué une pollution énorme », explique le directeur.
« La Turquie a ciblé délibérément l’infrastructure civile »
La Turquie considère les FDS et l’Aanes comme la branche syrienne du Parti des travailleurs kurdes, le PKK – classé comme organisation terroriste par l’Union européenne et les États-Unis depuis sa lutte armée pour l’indépendance du Kurdistan.
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Par le passé, des offensives lui ont permis de prendre le contrôle de plusieurs villes kurdes, comme celle d’Afrin, créant une zone tampon. Elle a aussi mené des campagnes de bombardement par avions de chasse et drones.
« La Turquie a ciblé délibérément l’infrastructure civile du nord-est syrien avec plus d’un millier de bombardements. Elles ont visé des centrales de traitement d’eau, des barrages, des centrales électriques et même des boulangeries et des hôpitaux », explique Mohammed Ahme, codirecteur du conseil environnemental à Qamishli.

« Ces attaques génèrent une pollution énorme (jusqu’à 200 kilomètres à la ronde) et une coupure des services affectant la vie des habitants de la région », ajoute-t-il.
La raffinerie pétrolière d’Oudah a subi le même sort que Suweidiyeh, à quelques kilomètres de là. « Nous avons été bombardés à six reprises, dont la dernière fois le 23 décembre dernier, et vivons dans la peur constante que cela puisse recommencer », dit Mohammad Sino, chef de la station centrale.
Des scènes apocalyptiques
En avril, Reporterre a pu visiter l’installation suite à une trêve informelle entre les forces pro-turques et les FDS, fruit d’un accord avec le nouveau gouvernement d’Ahmed al-Cheraa. Détruite par un missile le 15 janvier 2024, la cuve de pétrole a brûlé pendant trois jours avant que l’incendie ne puisse être maîtrisé, déversant l’équivalent de 35 000 barils de pétrole dans les champs des alentours.
« Notre première mesure a été d’endiguer la marée noire en toute urgence, avant même de penser à notre propre sécurité », se souvient l’employé, décrivant des scènes apocalyptiques qui l’ont « profondément traumatisé ».
Ces champs appartiennent à une grande coopérative agricole qui y plantait du cumin noir, ainsi que divers fruits et légumes. « Quand la raffinerie a été bombardée, c’était la nuit. Tout a tremblé, nous avons eu extrêmement peur et avons tout évacué immédiatement », se souvient Hamad Salem, travailleur agricole et gardien de la ferme.

« Malgré les efforts menés avec les employés de la centrale, le pétrole a contaminé 15 hectares, que nous avons déblayés et remplacés. Plus aucun plant n’y pousse maintenant », affirme de son côté Khalil al-Khalil, administrateur de la ferme, au milieu de roseraies et d’un verger luxuriant, qui détonne avec les puits de forage des alentours. Dans une serre qui jouxte la raffinerie bombardée, des semences bio et locales sont en train de germer. Ce projet porté par le Kongra Star (l’organisation des femmes de l’Aanes) pourra peut-être, un jour, faire revivre cette terre sacrifiée.


















