Reporterre | 21 octobre 2024 | Reportage – monde

La vallée de la Bekaa, grenier du Liban, est bombardée par Israël depuis plusieurs semaines. Une région épargnée sert de refuge et lutte pour la survie du secteur agricole. 

Beyrouth (Liban), correspondance

Des pur-sang arabes s’élancent dans la lumière du soleil couchant, leurs sabots faisant tourbillonner des nuages de sable. Sous les encouragements des employés de l’écurie, construite comme une petite citadelle dans la périphérie de la ville de Bar Elias, au Liban, ils galopent en cercle le long de l’enclos. Malgré la beauté de la scène qui se déroule en cette fin de journée, les cœurs sont lourds. Ces chevaux ont survécu aux bombes israéliennes, des plaies béantes tachent leur poil, leurs yeux s’affolent au moindre bruit.

C’est ici, dans le centre de la vallée de la Bekaa, que dix-huit chevaux rescapés de frappes aériennes sur le Liban-Sud ont trouvé un nouveau chez-eux. Ils ont eu de la chance : autant sont morts dans le bombardement de l’écurie voisine quand Israël a lancé sa grande offensive aérienne puis terrestre sur le Liban, à partir du 23 septembre dernier.

Cette dernière a marqué une escalade sanglante dans le conflit qui oppose l’État hébreu au Hezbollah depuis le 7 octobre 2023, faisant plus de 1 300 morts dans le pays et 9 000 blessés en quelques semaines. Des régions entières du sud du pays et de la vallée de la Bekaa sont bombardées quotidiennement, à l’exception de Bar Elias, alors que des troupes israéliennes tentent de prendre le contrôle des villages le long de la frontière.

Des pur-sang arabes galopent dans l’écurie de Bar Elias qui recueille des chevaux rescapés des bombardements israéliens. © Philippe Pernot / Reporterre

Sauvés des ruines puis acheminés par un convoi de camions, les pur-sang demandent maintenant une attention permanente aux employés de l’écurie qui les a recueillis. « En arrivant, ils étaient fatigués, certains blessés, et la gravité de leurs maux s’est révélée les jours suivant leur arrivée, explique Jaafar Araji, 32 ans, employé de l’étable familiale. Ils avaient perdu presque la moitié de leur poids. On ne sait pas exactement combien de temps ils sont restés sans nourriture, leur propriétaire n’a pas pu atteindre l’étable les deux premiers jours à cause des bombardements. »

Une jument à la robe alezane, une blessure sur le flanc, nous regarde avec tristesse. « Elle a fait une fausse couche en arrivant, tellement elle était traumatisée et affaiblie. On est restés toute la nuit avec elle pour la rassurer et qu’elle ne perde pas la tête », dit-il avec émotion.

© Louise Allain / Reporterre

Un refuge en temps de guerre

Zakaria Araji, propriétaire de l’étable au sourire franc, nourrit et soigne à ses propres frais ces rescapés de guerre. « Quand j’ai reçu l’appel du propriétaire du sud me demandant de l’aide, j’ai immédiatement accepté sans demander de contrepartie. Je ne connais même pas son nom, ce n’est pas important : les chevaux sont des êtres innocents et purs, je dois tout faire pour les aider », explique-t-il avec douceur.

L’écurie avait déjà sauvé des chevaux de la guerre civile syrienne, et va en sus accueillir une vingtaine de chevaux dont le propriétaire a été tué par une frappe à Baalbek. « Quand on voit qu’Israël bombarde des fermes, des écuries, et tue ces animaux innocents, c’est injuste. Même si leur propriétaire faisait partie du Hezbollah, quelle était la faute des chevaux ? » déclame Zakaria Araji.

Lui et ses proches sortent les chevaux rescapés, leur administrent des médicaments malgré l’absence de vétérinaires fiables — et accessibles — au Liban, les nourrissent malgré l’inflation et la difficulté de trouver du foin en temps de guerre. Personne ne sait s’ils rentreront chez eux.

Les blessures de chevaux rescapés des bombardements israéliens recueillis par une écurie à Bar Elias. © Philippe Pernot / Reporterre

C’est que la région de Bar Elias, à majorité musulmane sunnite et sans grande implantation du Hezbollah, est relativement épargnée par les attaques israéliennes. Devenue un refuge, elle abrite toutes sortes de déplacés — même les vaches d’Ali Abbas al-Nahri. Agriculteur et éleveur originaire d’une région agricole à une dizaine de kilomètres au nord, il a fui les bombardements avec quinze de ses vaches Holstein et montbéliardes. « Des missiles israéliens sont tombés à quelques mètres de ma ferme. J’ai mis mes vaches dans un camion et je suis parti sans même pouvoir emporter du foin. Elles étaient traumatisées, ne donnaient plus de lait. »

Il a trouvé refuge à Bar Elias chez Ahmad Sarati, un éleveur de sa famille éloignée. « On ne peut pas compter sur l’État libanais, alors on s’entraide entre nous », dit ce dernier. Lui-même souffre de la guerre, même s’il est ici en sécurité relative. « Avant, on exportait notre lait vers le Sud-Liban et Beyrouth, c’est impossible maintenant : les marchés, les routes et les usines sont fermées. Je suis obligé de vendre mon lait [aux usines laitières] à 30 centimes le litre au lieu de 80 centimes avant la guerre, c’est très dur économiquement », se désole-t-il.

Ali Abbas al-Nahri, lui, est obligé de donner ce qui reste de sa récolte de fruits et légumes aux voisins. « Je dépense environ 400 dollars [368 euros] par jour pour mes vaches, alors que le manque à gagner est d’environ 35 000 dollars [32 000 euros] sur toute la saison. J’espère que la situation va se calmer, mais cela va de mal en pis », soupire-t-il.

L’agriculture au point mort

La guerre est une catastrophe pour le secteur agricole au Liban — certains la qualifient même d’écocide. Au Liban-Sud, 2 000 hectares d’oliveraies, champs de tabac, bananeraies et vergers ont brûlé sous les bombes israéliennes, notamment à phosphore blanc, en un an de guerre, et 12 000 hectares ont été abandonnés, alors qu’1 million de personnes ont été déplacées par les bombardements. Au total, 46 000 agriculteurs libanais auraient été touchés par la guerre. Alors qu’Israël a détruit les champs de Gaza et créé une famine qui ravage l’enclave palestinienne, le Liban craint de subir le même sort.

Une pépinière bombardée fin septembre par Israël à Saraain, dans la vallée de la Bekaa (Liban), faisant onze blessés. Ici, le 11 octobre 2024. © Philippe Pernot / Reporterre

« En treize ans au Liban, on n’a jamais vu ça. C’était déjà difficile avec la crise économique, c’est devenu encore pire, on a du mal à s’acheter du pain », dit Khalil al-Shehab, le jeune « shawish » (responsable) du camp de réfugiés syriens sobrement connu par son numéro, n°66, à Job Jenine, au sud de Bar Elias. Ses tentes blanches semblent perdues dans une immensité de champs, entre deux chaînes de montagnes, et sous l’immensité d’un ciel bleu à la chaleur écrasante.

« On entend les missiles et les avions de combat au-dessus de nous, mais on est en sécurité ici. Par contre, il n’y a plus personne pour travailler dans les champs, explique-t-il. C’est vraiment difficile, on perd nos maigres revenus » — les travailleurs agricoles syriens au Liban sont souvent payés entre 1 et 2 dollars de l’heure.

Khalil al-Shehab, responsable du camp n°66 à Job Jenine, devant des champs laissés en jachère à cause de la guerre. © Philippe Pernot / Reporterre

Autour du camp n°66, les deux tiers des champs sont en jachère. Khalil al-Shehab ne trouve plus de travailleurs, alors que 400 000 personnes ont quitté le Liban vers la Syrie, vue comme étant plus sûre actuellement. « Avant, il y avait des aubergines, des tomates, des concombres, partout autour de nous. Maintenant, il y a cette terre vide… », soupire le jeune homme.

S’il n’était pas recherché par l’armée syrienne pour faire son service militaire, il rentrerait peut-être en Syrie. « Le régime d’el-Assad a mis [une cible] sur nos têtes, alors on n’a pas d’autre plan que de rester ici. » En attendant, l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), censée aider les 1,5 million de réfugiés syriens au Liban, est aux abonnés absents.

Un îlot de solidarité

Partir ou rester ? Cette question taraude aussi les employés de Buzuruna Juzuruna, la plus célèbre ferme agroécologique du Liban, située à Saadnayel, à un quart d’heure de Bar Elias. Syriens, Libanais et Français y travaillent ensemble pour une agriculture bio et locale, en circuit court : le concept est révolutionnaire dans un pays dominé par l’agro-industrie. Mais même ce havre solidaire et alternatif n’est pas épargné par la guerre. « On entend toutes les explosions qui secouent la vallée, j’hésite à rentrer en France, témoigne Charlotte Joubert, l’une des cofondatrices de la ferme. Pour l’instant, on est à l’abri, mais pour combien de temps ? »

Walid, membre syrien de la communauté, et sa famille trient des grains de lentilles qui seront distribués aux cantines solidaires qui aident les personnes déplacées dans tout le Liban. © Philippe Pernot / Reporterre

En attendant, les vingt employés se sont retroussé les manches pour venir en aide aux déplacés de guerre. Un couple d’artistes de Baalbek a trouvé refuge sur la ferme, ainsi qu’un agriculteur du Liban-Sud. Walid, l’un des membres syriens du collectif, passe des lentilles au tamis, assis avec son épouse Fodda et deux de ses enfants. « On les envoie aux cuisines solidaires dans tout le Liban, elles peuvent nourrir environ 300 personnes avec une alimentation saine et de qualité », explique-t-il. La ferme aura distribué gratuitement plus de 2 tonnes de lentilles, mais aussi des fèves, pois chiches, petits pois et du boulghour issus de leurs réserves.

« L’idée derrière notre ferme a toujours été l’autosuffisance et la souveraineté alimentaire en cas de catastrophe : cela fait huit ans qu’on s’acharne pour en arriver là », affirme fièrement Walid. Buzuruna Juzuruna est ainsi devenue un îlot de solidarité et un havre de paix en temps de guerre. Mais, quelques jours après la visite de Reporterre, une maison appartenant à un cadre du Hamas a été bombardée à quelques centaines de mètres de la ferme. C’est la nouvelle réalité au Liban : aucun lieu, aussi sûr soit-il, n’est totalement à l’abri des bombes.

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