Reporterre | 22 août 2024 | Reportage – monde
Terres détruites, départs forcés… L’offensive israélienne a mis à mal l’agriculture à Gaza. Malgré les bombes, certains agriculteurs sont restés, et s’entêtent pour sauver leurs champs. [English translation at the end]
Beyrouth (Liban), correspondance
Entre les gravats et les débris, des plantes poussent encore. Aubergines, tomates, poivrons et concombres s’entêtent à vivre au milieu des explosions d’obus, de phosphore blanc et de drones. C’est un petit miracle qui se déroule à Gaza : des agriculteurs tiennent bon face à l’offensive israélienne, qui a tué plus de 40 000 Gazaouis et contraint 2 millions de civils à l’exode.
Samir Khoder Ibrahim Mansi, lui, est toujours là. Malgré les bombardements et une guerre génocidaire qui ravage le territoire, le jeune agriculteur s’occupe toujours de ses 8 000 m2 de terres, dont 6 000 à Deir el-Balah, au centre de la bande de Gaza.
Transmis à Reporterre par notes vocales sur WhatsApp par une militante écologiste gazaouie, son témoignage n’était pas facile à recueillir, faute de connexion stable et d’électricité. « Aucune zone n’est épargnée. Mais Dieu merci, pour nous, c’est mieux que pour d’autres ; ils n’ont détruit que de petites choses et n’ont touché qu’une partie des serres, explique-t-il. Cent de mes oliviers ont été bombardés. Cela pourrait être pire. »
« Il ne reste rien »
D’après des chiffres récents de l’Organisation des Nations unies (ONU), Israël aurait anéanti 57 % des terres agricoles de la bande de Gaza et rasé plus de 40 % des serres à coup de bombes ou de pelleteuses. La destruction est bien plus importante dans le nord de la bande et pour la ville de Gaza, où presque 90 % des serres ont disparu. 537 granges, 484 élevages de volailles et 397 élevages de moutons ont été détruits, réduisant presqu’à néant l’infrastructure agroalimentaire gazaouie.
« Tout ce que nous produisions a disparu »
Des milliers d’agriculteurs ont ainsi perdu leurs terres et leurs fermes, disparues sous les bombes. C’est le cas de Ghifra Ahmad Abdelkhesi, 55 ans, mère de famille et agricultrice. « Depuis trente-cinq ans, l’agriculture était toute ma vie. On travaillait sur nos terres avec mon mari et nos enfants. Tout ce que nous produisions a disparu, tout a été détruit… Notre maison, nos cultures, la ferme de nos animaux, tout », témoigne-t-elle via WhatsApp.
Elle énumère avec fierté les fruits et légumes qui sortaient de ses champs : okras (en forme pyramidale), pastèques jaunes et rouges, tomates, maïs, poivrons, navets, aubergines, mloukhiya (corète potagère) en été ; orge, blé, pois chiches, épinards en hiver. « Il ne reste rien. Nous sommes déplacés à l’hôpital al-Aqsa, à Deir el-Balah, et les animaux que nous avions réussi à sauver sont morts de faim. On a cueilli des mauvaises herbes pour les nourrir, mais cela n’était pas assez. Nous mourons nous-mêmes de faim », se désole-t-elle.
Génocide par la famine
L’effondrement de l’agriculture à Gaza a une autre conséquence : la famine. En juin, 95 % des Gazaouis, soit 2,15 millions de personnes, souffraient d’insécurité alimentaire élevée. Des dizaines d’enfants sont déjà morts d’épuisement et de faim ; 50 000 en sont menacés. « Nous pensons que ces chiffres sont grandement sous-estimés, puisque le système alimentaire s’est effondré et que 75 % du secteur agricole est détruit », dit Lisa Shahin, responsable de la recherche et de la mobilisation du Groupe arabe pour la protection de la nature (APN), une organisation environnementale palestino-jordanienne de la société civile.
Et d’ajouter : « Avant la guerre, Israël utilisait déjà la faim comme arme contre les Gazaouis afin de les maintenir à un niveau d’épuisement constant, de les subjuguer et de les contrôler. » Avant le 7 octobre, 65 % des Gazaouis souffraient d’insécurité alimentaire, et les agriculteurs étaient limités par le blocus israélien imposé depuis 2007. « Aujourd’hui, on assiste à l’extension logique de cette tactique : le génocide par la famine, la punition collective ».
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Israël bloque totalement l’importation de matériel agricole. Les agriculteurs doivent se contenter de ce qui a survécu aux bombardements, et à des prix exorbitants. « Nous avions l’habitude d’obtenir 1 000 plants de poivrons avec 100 shekels [24 euros] ; pour nous, c’était déjà cher. Aujourd’hui, cela coûte 500 shekels [121 euros] », explique Samir Khoder Ibrahim Mansi. Ces prix réduisent la viabilité économique de leur métier. « Une récolte coûte très cher, maintenant. S’il fallait dépenser 1 000 dollars avant la guerre, c’est maintenant 4 000 ou 6 000 dollars. »

Replanter arbres et semences au milieu des débris
Dans ce contexte délétère, certaines associations locales tentent d’aider les agriculteurs. L’APN, basé à Amman mais avec des équipes à Gaza, a ainsi lancé la campagne Revive Gaza’s Farmland (« Faire revivre les terres agricoles de Gaza »). « Nous sommes encore en contact avec 500 agriculteurs, et avons réussi à soutenir 162 d’entre eux. Nous leur fournissons des semences, surtout des légumes pour nourrir rapidement le maximum de personnes : concombres, tomates, aubergines, courgettes, poivrons… », explique Lisa Shahin.
L’APN aurait ainsi replanté 500 000 pousses de légumes, 900 kg de graines de mloukhiya, 115 000 graines d’aubergines et de piments, sur un total de 40 hectares sur toute la bande de Gaza, en plus d’un projet de réhabilitation de la pépinière de la ville de Gaza.

« Mes champs ont été détruits, des puits jusqu’aux cultures. L’APN m’a remis sur pied en m’aidant à replanter des aubergines de zéro, témoigne anonymement un agriculteur de l’est de la bande de Gaza, par peur de représailles israéliennes. Je dois nourrir vingt-deux personnes de ma famille. Je traite mes plantes comme des enfants, j’en prends soin, mais nous sommes entourés de débris et de fragments de missiles. On a besoin d’aide. »
Pour Lisa Shahin, cette aide d’appoint n’est qu’une première étape pour éviter le pire. « Une fois la guerre terminée, nous lancerons deux autres étapes de la campagne : nous aiderons des pêcheurs avec des filets et la réparation de leurs bateaux, nous restaurerons des puits, et planterons des arbres fruitiers pour compenser les 55 000 arbres déracinés par l’occupation dans la ville de Gaza. Puis, nous réhabiliterons les élevages et distribuerons des ruches, comme nous le faisions avant la guerre », dit-elle.
L’identité agricole de Gaza
En pleine guerre, le travail des associations reste difficile. « J’ai été contraint de fuir deux fois, et nous avons dû déplacer nos bureaux à cause des bombardements », témoigne Mahmoud Alsaqqa, manager de programmes chez Oxfam à Gaza. Les nouveaux bureaux de l’association, déplacés à Deir el-Balah et Rafah, servent aussi de refuge. « Avant la guerre, je travaillais sur un programme pour mettre en valeur la chaîne de production des agriculteurs, améliorer leurs qualité et production, ainsi que leur accès aux marchés externes… Maintenant, on lutte pour leur survie », dit-il au téléphone.
Oxfam distribue ainsi des bons de consommation et de l’argent liquide aux agriculteurs, qu’ils peuvent dépenser en engrais, en graines ou pour se nourrir. « La condition pour qu’ils puissent faire revivre leurs cultures, c’est déjà qu’ils ne meurent pas de faim. Ça leur redonne confiance, envie de se battre », explique-t-il.

Et d’ajouter : « La quasi-entièreté des zones agricoles du nord de Gaza sont détruites. Les champs de Beit Lahya, mondialement connus pour leur production de fraises, ont disparu. C’est une attaque contre notre identité palestinienne, de paysans fellahin, contre notre culture de l’olivier. » Selon lui, « sur les 200 000 agriculteurs qu’il y avait à Gaza, de nombreux sont morts, blessés ou déplacés » et « moins de 10 % d’entre eux arrivent encore à exercer ».
Pourtant, malgré l’ampleur de la destruction, il ne manque pas d’optimisme : « Les Palestiniens sont résilients, on va tenir bon. Ce qu’il nous faut, c’est un cessez-le-feu et la levée du blocus. » Et que les Gazaouis retrouvent leur autosuffisance en légumes. « Je crois fermement qu’on y arrivera de nouveau. Continuer l’agriculture, aujourd’hui, c’est un acte de subsistance, mais aussi de résistance. »
English translation: In Gaza, farmers are still resisting under the bombs
Destroyed land, forced departures… The Israeli offensive has devastated agriculture in Gaza. Despite the bombs, some farmers have stayed and are stubbornly trying to save their fields.
Beirut (Lebanon), correspondence
Among the rubble and debris, plants are still growing. Aubergines, tomatoes, peppers and cucumbers are stubbornly surviving amid the explosions of bombs, white phosphorus and drones. It’s a small miracle taking place in Gaza: farmers are holding out in the face of the Israeli offensive, which has killed more than 40,000 Gazans and forced 2 million civilians to flee.
Samir Khoder Ibrahim Mansi is still there. Despite the bombings and the genocidal war that is ravaging the territory, the young farmer is still tending his 8,000 m2 of land, 6,000 of which is in Deir el-Balah, in the centre of the Gaza Strip.
His testimony was transmitted to Reporterre by voice notes on WhatsApp by a Gazan environmental activist, but it was not easy to gather, due to the lack of a stable connection and electricity. ‘No area is spared. But thank God it’s better for us than for others; they only destroyed small things and only touched part of the greenhouses,’ he explains. “A hundred of my olive trees were bombed. It could be worse”.
According to recent figures from the United Nations (UN), Israel has destroyed 57% of the agricultural land in the Gaza Strip and levelled more than 40% of the greenhouses with bombs and bulldozers. The destruction is far more extensive in the north of the Strip and in Gaza City, where almost 90% of the greenhouses have been lost. 537 barns, 484 poultry farms and 397 sheep farms have been destroyed, reducing the Gazan agri-food infrastructure to almost nothing.
‘Everything we produced is gone’.
Thousands of farmers have lost their land and farms to the bombs. This is the case of Ghifra Ahmad Abdelkhesi, a 55-year-old mother and farmer. ‘For thirty-five years, farming was my whole life. We worked our land with my husband and our children. Now everything we produced has disappeared, everything has been destroyed… Our house, our crops, our animals‘ farms, everything’, she tells us via WhatsApp.
She proudly lists the fruit and vegetables that used to grow in her fields: okra (pyramid-shaped vegetable), yellow and red watermelons, tomatoes, corn, peppers, turnips, aubergines, mloukhiya (‘marrow’) in summer; barley, wheat, chickpeas and spinach in winter. ‘There’s nothing left. We moved to al-Aqsa hospital in Deir el-Balah, and the animals we had managed to save died of starvation. We picked weeds to feed them, but it wasn’t enough. We are starving to death ourselves’, she laments.
Genocide by starvation
The collapse of agriculture in Gaza has another consequence: famine. In June, 95% of Gazans, or 2.15 million people, were suffering from high levels of food insecurity. Dozens of children have already died of exhaustion and hunger, and 50,000 are at risk. ‘We believe that these figures are greatly underestimated, since the food system has collapsed and 75% of the agricultural sector has been destroyed’, says Lisa Shahin, head of research and advocacy at the Arab Group for the Protection of Nature (APN), a Palestinian-Jordanian environmental civil society organisation.
She adds: ‘Before the war, Israel was already using hunger as a weapon against Gazans in order to keep them at a constant level of exhaustion, to subjugate and control them.’ Before 7 October, 65% of Gazans suffered from food insecurity, and farmers were limited by the Israeli blockade imposed since 2007. ‘Today, we are witnessing the logical extension of this tactic: genocide by starvation, collective punishment’.
Israel is completely blocking imports of agricultural equipment. Farmers have to make do with what has survived the bombardments, and at exorbitant prices. ‘We used to be able to get 1,000 pepper plants for 100 shekels [€24]; for us, that was already expensive. Today, it costs 500 shekels [€121]’, explains Samir Khoder Ibrahim Mansi. These prices reduce the economic viability of their trade. ‘A harvest is very expensive now. If you had to spend $1,000 before the war, now it’s $4,000 or $6,000.
Replanting trees and seeds amid the debris
Against this grim backdrop, some local associations are trying to help farmers. The APN, based in Amman but with teams in Gaza, has launched the Revive Gaza’s Farmland campaign. ‘We are still in contact with 500 farmers, and have managed to support 162 of them. We are providing them with seeds, mainly vegetables to feed as many people as possible, as quickly as possible: cucumbers, tomatoes, aubergines, courgettes, peppers, etc.’, explains Lisa Shahin.
The APN is said to have replanted 500,000 vegetable shoots, 900 kg of mloukhiya seeds, 115,000 aubergine and pepper seeds, covering a total of 40 hectares throughout the Gaza Strip, in addition to a project to rehabilitate the Gaza City nursery.
‘My fields were destroyed, from the wells to the crops. The APN got me back on my feet by helping me replant aubergines from scratch,’ says a farmer in the east of the Gaza Strip, anonymously, for fear of Israeli reprisals. I have to feed twenty-two members of my family. I treat my plants like children, I take care of them, but we are surrounded by debris and missile fragments. We need help”, he said.
For Lisa Shahin, this emergency aid is just the first step in avoiding the worst. ‘Once the war is over, we will launch two other stages of the campaign: we will help fishermen with nets and repairs to their boats, we will restore wells and plant fruit trees to compensate for the 55,000 trees uprooted by the occupation in Gaza City. Then we will rehabilitate livestock farms and distribute beehives, as we did before the war’, she says.
Gaza’s agricultural identity
In the midst of war, the work of the associations remains difficult. ‘I’ve had to flee twice, and we’ve had to move our offices because of the bombings’, says Mahmoud Alsaqqa, programme manager at Oxfam in Gaza. The association’s new offices, moved to Deir el-Balah and Rafah, are also being used as a refuge. ‘Before the war, I was working on a programme to develop the farmers‘ production chain, improve their quality and production, and their access to external markets… Now we’re fighting for their survival,’ he says on the phone.
Oxfam distributes vouchers and cash to farmers, which they can spend on fertiliser, seeds or food. ‘The only way they can revive their crops is if they don’t starve to death. It gives them back their confidence and their desire to fight’, he explains.
He added: ‘Almost all the agricultural areas in the north of Gaza have been destroyed”. The fields of Beit Lahya, world-famous for their strawberry production, have disappeared. “This is an attack on our Palestinian identity as fellahin farmers and on our olive-growing culture”. According to him, ‘of the 200,000 farmers in Gaza, many are dead, injured or displaced’ and ‘less than 10% of them are still able to work’.
Yet despite the scale of the destruction, he is not short of optimism: ‘The Palestinians are resilient, we’re going to hold out. What we need is a ceasefire and the lifting of the blockade”. And for the Gazans to regain their self-sufficiency in vegetables. ‘I firmly believe that we’ll get there again. Continuing to farm today is an act of subsistence, but also of resistance”.