Reporterre | 02/04/2024 | Reportage – monde
La guerre que mène Israël contre les Palestiniens ne touche pas que Gaza. Près d’Hébron, la plus grande ville de Cisjordanie, des colons soutenus par l’armée mènent la vie dure aux bergers locaux. [English translation at the end]
Masafer Yatta (Palestine), reportage
C’est le premier jour du Ramadan à Masafer Yatta, au sud d’Hébron en Cisjordanie, et le premier jour de jeûne pour Ibrahim. Il fait beau en ce début de printemps pendant que le berger sort ses moutons de leur enclos, mais un vent frais souffle sur les collines verdoyantes. Le visage tanné par le soleil, orné d’une barbe blanche, Ibrahim scrute les alentours – un danger pèse sur sa vie et sur celle de son troupeau.
La veille, plusieurs colons israéliens, vêtus d’uniformes de l’armée, sont venus le contrôler alors qu’il rentrait le troupeau avec son fils, rejoints par sa femme et leur fille. « Ils ont braqué leurs fusils sur nous, nous ont fait nous allonger sur le ventre, par terre… avant de m’asséner des coups de crosse dans le dos », dit-il d’une voix qui cache mal sa peine.

Alors que le mois sacré de l’Islam est normalement une période de festivités et de réjouissances, le cœur d’Ibrahim est lourd. Il tente de calmer ses pensées en s’asseyant près des moutons, qui paissent paisiblement l’herbe tachetée de fleurs printanières. Symbole omniprésent de l’occupation israélienne de la Cisjordanie, une tour de guet militaire se dresse à une centaine de mètres du hameau de Wadi Jheish qu’il habite avec sa famille. « Avant la guerre, il y avait des problèmes, mais on pouvait accéder à la plupart de nos terres. Directement après le 7 octobre [jour de l’attaque par le Hamas qui a causé 1 160 morts], [les colons] ont construit cette tour et nous attaquent dès qu’on sort nos bêtes, afin de nous confisquer nos pâturages », explique Ibrahim d’une voix éreintée.
Des activistes israéliens présents pour « dissuader les colons »
Alors que 700 000 colons vivent dans 300 colonies et avant-postes, disposent de routes neuves, de droits civils et de financements étatiques — illégalement selon le droit international mais avec le soutien de l’État israélien — les Palestiniens sont isolés les uns des autres par 700 checkpoints et blocages de routes. Depuis l’attaque du Hamas et la riposte meurtrière sur Gaza, les colons se déchaînent sur les paysans vivant en Cisjordanie occupée, avec l’aval voire la participation de l’armée.
Ibrahim ne peut plus faire brouter son troupeau vers l’Est, où s’étend une colonie, ni vers l’ouest, où la tour scrute leur moindre mouvement – il leur reste seulement un petit vallon près d’une route. Aujourd’hui, il est accompagné de ses deux fils ainsi que de deux activistes israéliens, venus lui prêter main forte.

« On est là pour documenter les violations, et pour dissuader les colons de l’attaquer », explique Miriam (le prénom est modifié), la quarantaine, qui s’entretient avec Ibrahim via un mélange d’arabe et d’hébreu. C’est que les colons rebroussent souvent chemin quand ils découvrent la présence de journalistes et d’observateurs – même si ces derniers ont déjà été la cible d’attaques, eux aussi.
Bergers colons
Tirs à belles réelles, coups, insultes, destructions : pour les 3 500 habitants palestiniens de Masafer Yatta, chaque jour amène un nouveau danger. Une cinquantaine d’activistes internationaux et israéliens, majoritairement juifs, se relayent pour protéger les éleveurs et Bédouins des incursions des colons, de l’armée et de la police israélienne. Ils dorment chez les habitants les plus à risque, accompagnent les bergers, et se rendent en urgence sur les lieux quand un incident éclate – plusieurs fois par jour.
En milieu d’après-midi, un éleveur de Sousya, hameau voisin, sonne l’alarme : des colons approchent. Trois activistes arrivent aussitôt en voiture et documentent les faits. « Les Palestiniens sont tous des terroristes, nous devons occuper leurs terres ! » hurle le plus jeune des colons, d’environ une dizaine d’années, quand il envahit la zone palestinienne avec son troupeau pendant que d’autres regardent de loin, armés et prêts à intervenir. « C’est la nouvelle tactique des colons depuis deux ans, c’est très intelligent : avec un seul troupeau, ils peuvent terroriser des Palestiniens sur des kilomètres, tout en prétextant être de simples éleveurs », explique Alma, une activiste israélienne.

Le berger palestinien enjoint au garçon-colon de partir mais n’ose pas s’approcher, par peur de se faire tirer dessus. Il appelle la police militaire israélienne, qui arrive un peu plus tard. Le jeune colon s’éloigne, la police prend la déposition du berger, et lui propose de porter plainte. « Mais comme les tribunaux innocentent systématiquement les colons, tout le monde sait que cela ne sert à rien », soupire Alma. « Et ils envoient systématiquement des jeunes mineurs pour échapper aux poursuites. » Ce sont ceux que l’on appelle les « Hilltop Youths » (« Jeunes des sommets »), une organisation de colons qui prennent d’assaut les collines palestiniennes avec leurs troupeaux, y construisent des avant-postes et des fermes.
Expulsions et destructions en pagaille
Le même jour, l’armée israélienne démolissait une maison dans un village non loin, sans que Reporterre ne puisse se rendre sur place. Une colonie ou un avant-poste militaire s’installera sa place. Masafer Yatta est en zone C, sous contrôle militaire israélien (comme 61 % de la Cisjordanie), et une large partie désignée comme « zone de tir » ou d’entraînement de l’armée. Les Palestiniens sont interdits d’y construire la moindre structure – et à défaut, elles peuvent toutes se faire démolir. C’est ainsi que le gouvernement de Benjamin Netanyahou a décidé d’expulser plus de 1 000 habitants de leurs maisons à Masafer Yatta l’an dernier.

« Nous avons été chassés de nos terres à Arad (aujourd’hui en Israël) en 1948 puis du sommet de la colline en 1982, notre village entier a été rasé plusieurs fois — mais nous sommes toujours revenus », témoigne Awdeh Hathaleen, jeune activiste et enseignant de Umm al-Kheir. 109 maisons y auraient été démolies et reconstruites depuis 2007. Le hameau de 300 âmes ressemble à un bidonville tant il est coupé de tout ; à une dizaine de mètres seulement se dressent les maisons aux toits rouges de la colonie Carmel. « C’est ça l’apartheid : les colons ont l’eau, l’électricité, la sécurité et tous les droits, et quelques mètres plus loin, nous en sommes totalement exclus » soupire-t-il. Les activistes racontent que, quand un jeune colon a assassiné un jeune palestinien en début d’année à Umm al-Kheir, la police lui a seulement confisqué son pistolet.
« Nous sommes livrés à nous-mêmes »
« Il faut comprendre que les colons ne sont que la pointe de l’iceberg de tout un système colonial et génocidaire », affirme Awdeh. « Ils sont non seulement protégés par l’armée et la police, mais aussi financés et armés par le gouvernement. » Les ministres Itamar Ben Gvir et Piotr Smotrich vivent dans des colonies et codirigent des organisations de colons qui soutiennent les « Hilltop Youth ».
Des organisations internationales et israéliennes comme Human Rights Watch, Amnesty et B’Tselem dénoncent, elles, le « régime d’apartheid » israélien en Cisjordanie. Seul 18 % de la Cisjordanie est sous contrôle effectif de l’Autorité Palestinienne de Mahmoud Abbas, elle-même accusée par de nombreux Palestiniens de collaborer avec l’occupation.
L’État a distribué aux colons 300 fusils d’assaut
« Le 7 octobre, les colons et l’armée ont bloqué toutes les routes et nous ont interdit de sortir de nos villages pendant plus de trois mois », s’indigne Awdeh. « Nous sommes livrés à nous-mêmes, et ce n’est pas l’Autorité qui va venir nous aider », soupire-t-il. Incapables de cultiver leurs champs, de sortir leurs bêtes et d’aller se ravitailler, les habitants de Masafer Yatta ont survécu grâce aux livraisons d’aide humanitaire d’organisations solidaires.
Aujourd’hui encore, de nombreuses routes sont fermées, nous forçant à des détours ubuesques par des chemins de terre pour rejoindre les villes et villages alentour. Un éleveur d’Umm al Kheir a abandonné : ses moutons broutent le peu d’herbe qui pousse entre les masures du hameau, entourés d’enfants qui jouent dehors.

« Masafer Yatta est une région stratégique pour les colons, car elle permet de rogner le territoire palestinien par le sud et de se connecter aux colons de la vallée du Jourdain » affirme Jamil Jamal, directeur de « Stop the Wall », une organisation palestinienne qui documente la construction du Mur de séparation et des colonies. « La tactique des colons-éleveurs est assez récente, elle permet à l’État israélien d’échapper aux sanctions : il est plus facile pour les occidentaux de sanctionner quelques colons individuels que l’État entier », explique-t-il.
En effet, l’Union européenne et les États-Unis ont émis des interdictions de voyage pour une dizaine de colons « ultraviolents », en décembre et en mars. La France a renchéri le 13 février en imposant une interdiction administrative du territoire français à l’encontre de vingt-huit « colons israéliens extrémistes ».
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La colonisation de la Cisjordanie est illégale dans son entièreté à l’égard du droit international, qui interdit à toute puissante occupante de coloniser ou d’annexer les territoires occupés. Mais, en plus de subventions sur l’électricité et l’eau ainsi que l’exonération de certains impôts, le gouvernement a même distribué 300 fusils d’assaut à des colons directement après le 7 octobre. « La théorie des colons ultra-violents isolée est un leurre, et ces sanctions ne changeront rien en pratique, car elles ne viennent pas affecter la racine systémique et politique de la colonisation », critique Jamal Jamil.

455 Palestiniens ont été tués et presque 8 000 arrêtés en Cisjordanie depuis le 7 octobre, sur ce « troisième front » d’Israël – à côté de Gaza et du Liban. La répression contre les activistes israéliens s’est aussi accrue, à la suite d’une audition à la Knesset (Parlement) le 12 mars ayant pour sujet la criminalisation des « anarchistes » israéliens : plusieurs des activistes que Reporterre a rencontrés ont, depuis, été arrêtés et même interdits d’entrée en Cisjordanie par les autorités.
Alors que la guerre menée par Israël fait rage à Gaza et que la Cisjordanie est en proie aux violences de l’armée et des colons, Reporterre explore les conséquences du conflit sur l’environnement :
- En Cisjordanie, un écovillage accueille les réfugiés de Gaza
- En Palestine, les colons israéliens pillent les cultivateurs d’olives
Translation:
In the West Bank, Israeli settlers and soldiers terrorize shepherds
Israel’s war against the Palestinians is not confined to Gaza. Near Hebron, the largest city in the West Bank, army-backed settlers are making life hard for local shepherds.
Masafer Yatta (Palestine), report – Philippe Pernot
It’s the first day of Ramadan in Masafer Yatta, south of Hebron in the West Bank, and the first day of fasting for Ibrahim. The weather is fine in this early spring as the shepherd leads his sheep out of their pen, but a cool wind blows across the green hills. With his face tanned by the sun and adorned with a white beard, Ibrahim scans his surroundings – danger hangs over his life and that of his flock.
The day before, several Israeli settlers, dressed in army uniforms, came to control him as he brought in the herd with his son, joined by his wife and their daughter. “They pointed their rifles at us, made us lie on our stomachs, on the ground… before hitting me in the back with their rifle butts,” he says in a voice that barely conceals his pain.
While the holy month of Islam is normally a time of festivities and rejoicing, Ibrahim’s heart is heavy. He tries to calm his thoughts by sitting close to the sheep, which are peacefully grazing on grass dappled with spring flowers. An omnipresent symbol of the Israeli occupation of the West Bank, a military watchtower stands a hundred meters from the hamlet of Wadi Jheish, where he lives with his family. “Before the war, there were problems, but we could access most of our land. Directly after October 7 [the day of the Hamas attack that caused 1,160 deaths], [the settlers] built this tower and attack us as soon as we take our cattle out, in order to confiscate our grazing land”, explains Ibrahim in a frazzled voice.
Israeli activists present to “dissuade the settlers”
While 700,000 settlers live in 300 settlements and outposts, enjoy new roads, civil rights and state funding – illegally under international law but with the support of the Israeli state – Palestinians are isolated from each other by 700 checkpoints and road blockades. Since the Hamas attack and the deadly retaliation in Gaza, settlers have been unleashing their fury on farmers living in the occupied West Bank, with the approval and even the participation of the army.
Ibrahim can no longer graze his herd to the east, where a settlement extends, nor to the west, where the tower scrutinizes their every move – all they have left is a small valley near a road. Today, he is accompanied by his two sons and two Israeli activists who have come to lend him a hand.
“We’re here to document violations, and to dissuade settlers from attacking,” explains Miriam (first name changed), in her forties, who speaks to Ibrahim in a mixture of Arabic and Hebrew. This is because the settlers often turn back when they discover the presence of journalists and observers – even if they too have been the target of attacks in the past.
Settler shepherds
Live fire, beatings, insults, destruction: for the 3,500 Palestinian inhabitants of Masafer Yatta, every day brings a new danger. Around fifty international and Israeli activists, most of them Jewish, take it in turns to protect the shepherds and Bedouins from incursions by settlers, the Israeli army and police. They sleep in the homes of the most at-risk inhabitants, accompany shepherds, and rush to the scene when an incident breaks out – several times a day.
In mid-afternoon, a herder from Sousya, a neighboring hamlet, sounds the alarm: settlers are approaching. Three activists rush in by car and document the incident. “The Palestinians are all terrorists, we must occupy their land!” shouts the youngest settler, about ten years old, as he invades the Palestinian area with his herd while others watch from afar, armed and ready to intervene. “This has been the settlers’ new tactic for the past two years, and it’s very clever: with just one herd, they can terrorize Palestinians for miles around, while pretending to be simple herders,” explains Alma, an Israeli activist.
The Palestinian shepherd instructs the boy-colon to leave, but doesn’t dare get any closer for fear of being shot. He calls the Israeli military police, who arrive a little later. The young settler moves away, and the police take the shepherd’s statement, offering to press charges. “But since the courts systematically clear the settlers, everyone knows it’s pointless,” sighs Alma. “And they systematically send young minors to escape prosecution.” These are the so-called “Hilltop Youths”, an organization of settlers who storm the Palestinian hills with their herds, building outposts and farms.
Expulsions and destruction galore
On the same day, the Israeli army demolished a house in a nearby village, without Reporterre being able to visit the site. A settlement or military outpost will take its place. Masafer Yatta is in Zone C, under Israeli military control (as is 61% of the West Bank), and a large part of it is designated as a “firing zone” or army training area. Palestinians are forbidden to build any structures there – and if they do, they can all be demolished. This is how Benjamin Netanyahu’s government decided to evict over 1,000 inhabitants from their homes in Masafer Yatta last year.
“We were expelled from our land in Arad (now in Israel) in 1948, then from the top of the hill in 1982, our whole village was razed several times – but we always came back,” says Awdeh Hathaleen, a young activist and teacher from Umm al-Kheir. Since 2007, 109 houses have been demolished and rebuilt. The hamlet of 300 souls resembles a shantytown, so cut off is it from everything; only ten meters away stand the red-roofed houses of the Carmel settlement. “This is apartheid: the settlers have water, electricity, security and all the rights, and a few meters away, we’re totally excluded,” he sighs. Activists tell how, when a young settler murdered a young Palestinian earlier this year in Umm al-Kheir, the police only confiscated his pistol.
“We are abandoned”
“You have to understand that the settlers are just the tip of the iceberg of a whole colonial and genocidal system,” says Awdeh. “They are not only protected by the army and police, but also financed and armed by the government.” Ministers Itamar Ben Gvir and Piotr Smotrich live in settlements and co-lead settler organizations that support Hilltop Youth.
International and Israeli organizations such as Human Rights Watch, Amnesty and B’Tselem denounce Israel’s “apartheid regime” in the West Bank. Only 18% of the West Bank is under the effective control of Mahmoud Abbas’s Palestinian Authority, itself accused by many Palestinians of collaborating with the occupation.
The state distributed 300 assault rifles to settlers
“On October 7, the settlers and the army blocked all the roads and forbade us to leave our villages for over three months,” says Awdeh. “We’re on our own, and the Authority isn’t going to help us,” he sighs. Unable to cultivate their fields, herd their animals or go out for supplies, the inhabitants of Masafer Yatta have survived thanks to deliveries of humanitarian aid from solidarity organizations.
Even today, many roads are closed, forcing us to make ridiculous detours along dirt tracks to reach the surrounding towns and villages. A farmer in Umm al Kheir has given up: his sheep graze on the little grass that grows between the hamlet’s hovels, surrounded by children playing outside.
“Masafer Yatta is a strategic region for settlers, as it allows them to carve up Palestinian territory from the south and connect with settlers in the Jordan Valley” asserts Jamil Jamal, director of “Stop the Wall”, a Palestinian organization that documents the construction of the Separation Wall and settlements. “The settler-herder tactic is fairly recent, and allows the Israeli state to escape sanctions: it’s easier for the West to sanction a few individual settlers than the whole state,” he explains.
Indeed, the European Union and the United States issued travel bans on a dozen “ultra-violent” settlers in December and March. France followed suit on February 13 by imposing an administrative ban from French territory on twenty-eight “extremist Israeli settlers”.
Settlements in the West Bank are illegal in their entirety under international law, which prohibits any occupying power from colonizing or annexing occupied territories. But, in addition to subsidies on electricity and water and exemption from certain taxes, the government even distributed 300 assault rifles to settlers directly after October 7. “The theory of isolated ultra-violent settlers is a decoy, and these sanctions won’t change anything in practice, because they don’t affect the systemic and political root of colonization”, criticizes Jamal Jamil.
455 Palestinians have been killed and almost 8,000 arrested in the West Bank since October 7, on Israel’s “third front” – alongside Gaza and Lebanon. Repression against Israeli activists has also increased, following a hearing in the Knesset (Parliament) on March 12 on the criminalization of Israeli “anarchists”: several of the activists Reporterre met have since been arrested and even banned from entering the West Bank by the authorities.
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