Reporterre | 11 mars 2024 | Reportage – monde

Alors que des milliers de Gazaouis sont bloqués loin de leurs familles pendant le mois saint musulman, des coopératives agricoles leur assurent un emploi et leur permettent de rompre le jeûne avec des produits locaux.

Farkha (Cisjordanie), reportage

Le soleil couchant éclabousse d’orange et de rose les collines striées d’oliveraies du village de Farkha, en Cisjordanie occupée. Du haut du balcon, Abu Ahmad contemple l’horizon verdoyant ponctué de colonies israéliennes. « C’est si différent de Gaza », soupire-t-il avant de rentrer dans la maison qu’il occupe avec Um Ahmad, sa femme, et Riwa’, une autre habitante de Gaza.

Tous les trois sont coincés dans cette région agricole au nord de Ramallah depuis le 7 octobre. « J’étais à Ramallah pour une opération du genou quand la guerre a éclaté, on n’a jamais pu retourner chez nous », explique l’homme d’une quarantaine d’années d’une voix fatiguée. Tous les trois viennent de Khan Younes, une ville du sud de la bande de Gaza aujourd’hui détruite à plus de 50 %, alors qu’Israël continue son offensive terrestre ayant coûté la vie à plus de 30 000 Gazaouis.

La place centrale du village de Farkha, qui accueille cinq travailleurs gazaouis expulsés d’Israël. © Philippe Pernot/Reporterre

Abu Ahmad, Um Ahmad et Riwa’ nous accueillent dans le salon de la maison qui leur est prêtée gratuitement par le conseil du village. Le ramadan approche, mais aucune guirlande n’est venue donner vie à leur refuge.

« Ce mois-ci sera différent de tous les autres. Une période non pas de joie, mais de deuil, de larmes et de sang », dit Um Ahmad. « Les habitants de Farkha vont nous aider et nous tenir compagnie, mais je ne peux pas décrire comment je me sens, alors que je vais rompre le jeûne loin de mes enfants… C’est trop difficile », glisse-t-elle au bord des larmes.

La solidarité comme rempart

Alors qu’Israël a bloqué les permis de travail de 18 500 Gazaouis, expulsés vers la Cisjordanie, le village de 1 800 habitants en a ainsi accueilli cinq dans une grande maison inoccupée et leur fournit tout le nécessaire.

Les quatre enfants d’Abu et Um Ahmad, eux, vivent serrés dans une tente à Rafah, à la frontière égyptienne de Gaza. « Ils sont tous malades, souffrent d’anémie, de faim, du froid, de l’eau sale », soupire la mère de famille. « Ahmad a perdu 15 kilos et son foie est affecté par la mauvaise qualité de la nourriture ».

Vue sur le village et la mosquée de Farkha. – © Philippe Pernot/Reporterre

À Farkha, des biscuits et des fatayers (chaussons aux épinards) trônent sur la table, à côté du petit chauffage électrique qui apporte un peu de chaleur en ce début de printemps, mais personne n’a d’appétit. « Des enfants sont déjà morts de faim à Gaza », souffle Riwa’, sans dire à voix haute qu’elle craint pour la vie des siens.

Elle aussi était venue à Jérusalem pour une opération chirurgicale quand le Hamas a pris d’assaut le sud d’Israël, qui a répliqué en fermant toutes les frontières et routes aux Palestiniens, incluant la Cisjordanie occupée. Ne pouvant rentrer à Gaza, elle est venue à Farkha — comme Abu et Um Ahmad — sur le conseil d’employés de l’Autorité palestinienne, qui gouverne environ 20 % du territoire. « La solidarité des gens a été grande, malgré les difficultés auxquels ils font face », dit-elle.

Farkha, un écovillage « ancré dans la résistance paysanne »

Attaques de colons, routes bloquées, opérations de l’armée israélienne, crise économique et enfermement : la vie en Cisjordanie occupée est loin d’être facile. Les Gazaouis réfugiés là sont, eux aussi, menacés d’arrestations et d’expulsions vers les zones dangereuses de Gaza, et plusieurs rafles ont déjà eu lieu.

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« On ne peut pas aller aider les gens à Gaza à cause de l’occupation, mais on peut au moins les accueillir chez nous — même si on prend un risque », affirme avec conviction Mostafa Hamad, le maire communiste de la commune. « On est tous des enfants de Palestine, après tout. »

Mostafa Hamad, le maire de Farkha, arpente les 1,5 ha de terres de la ferme en écoagriculture de Farkha. © Philippe Pernot/Reporterre

Farkha est connue pour son ancrage à gauche, son festival paysan annuel qui attire des centaines de volontaires du monde entier et sa coopérative agricole. « On l’a fondée en 2004 pour pouvoir produire des olives biologiques et traditionnelles, tout en vivant de notre activité », explique le jeune maire de 32 ans. Une ferme en agroécologie et une savonnerie artisanale se sont ajoutées au fil des années, faisant de Farkha un véritable écovillage « ancré dans la résistance paysanne palestinienne », explique-t-il.

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C’était donc une évidence de proposer aux nouveaux venus de participer à la récolte des olives, en octobre et novembre dernier. « Ça a fait beaucoup de bien à mon mari, malgré le travail fatiguant et la douleur à sa jambe », se réjouit Um Ahmad. La coopérative oléicole de Farkha l’a rémunéré, alors qu’il est sans emploi depuis son accident il y a dix-huit ans, et va même l’employer au sein d’un programme lancé par Partnership Youth Forum à destination des Gazaouis coincés en Cisjordanie.

Des oliviers, amandiers, salades, zaatar (thym), de la sauge poussent dans la ferme coopérative de Farkha. © Philippe Pernot/Reporterre

« On a trouvé les fonds pour employer une vingtaine d’entre eux dans les champs », explique Rami Masad, coordinateur de l’organisation palestinienne. « Ça leur permet d’avoir des revenus et de ne pas être isolés pendant ce Ramadan extrêmement difficile, alors que leurs familles se font soit décimer par les bombes, soit souffrent de famine. »

« Les coopératives font partie de la résistance palestinienne »

C’est ainsi que le monde paysan joue un rôle important dans les réseaux de solidarité. « Les coopératives font partie de la résistance palestinienne, et sont particulièrement importantes pendant le ramadan, car elles permettent aux consommateurs de boycotter les produits israéliens et de contribuer à notre souveraineté alimentaire », affirme Rami Masad, rencontré lors d’un marché paysan qu’il coorganise à Ramallah, deux fois par mois. 80 % des fruits et légumes en Cisjordanie sont importés d’Israël, qui inonde les marchés palestiniens de produits moins chers.

Une membre d’une coopérative agricole vend ses produits lors d’un marché paysan bio et en circuit court à Ramallah. © Philippe Pernot/Reporterre

Un échange forcé, à sens unique, qui prive les agriculteurs palestiniens de ressources. « C’est important pour moi de soutenir nos paysans et d’acheter des produits locaux et bio, car cela fait partie du boycott et de la résistance », explique Samia, employée dans l’informatique à Ramallah, venue acheter des fruits et légumes au marché coopératif.

Alors que les tensions grandissent en Cisjordanie occupée, où plus de 420 palestiniens ont été tués et 7 500 incarcérés par l’armée depuis le 7 octobre, la rupture du jeûne est plus que jamais un acte politique. Cette année, ni musique ni décorations : le Ramadan sera un mois de deuil national pour les Palestiniens.

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