Reporterre | 29/11/2023 | Reportage Monde
Colons et soldats israéliens décuplent leurs raids contre les agriculteurs palestiniens depuis l’attaque du Hamas. Ils s’en prennent aux olives, dont la récolte est cruciale pour l’économie et l’identité palestinienne. [English translation at the end]
« Nous sommes attaqués par des colons et des soldats, je vous écris quand je rentre chez moi. » Reporterre a reçu ce message de Ghassan al-Najjar samedi 18 novembre, peu avant l’entretien téléphonique que nous avions prévu. Quelques minutes plus tard, l’agriculteur palestinien de 34 ans nous a envoyé une vidéo tremblante, filmée de loin. On y voit des personnes armées, en uniforme, qui chargent de grands sacs en toile blanche dans un pick-up sur lequel brille un gyrophare.
La scène se déroule dans ses champs d’oliviers, près de Naplouse, en Cisjordanie occupée. « Ils nous ont fait s’asseoir dans l’herbe, nous ont volé 8 récolteuses, qui coûtent 4 000 dollars chacune, et environ 250 kg d’olives destinées à faire de l’huile, d’une valeur de plus de 2 000 dollars », dit-il. « Mais nous allons bien, grâce à Dieu », finit-il par soupirer d’un air las.
250 attaques en Cisjordanie
Ghassan al-Najjar a l’habitude. Burin, son village perché sur des collines arables, est pris en étau entre trois colonies israéliennes. Depuis des décennies, il est régulièrement la cible d’attaques, de confiscations et de destructions. Mais depuis l’opération « Déluge d’al-Aqsa » du Hamas, qui a fait 1 200 morts en Israël, les actes de vengeance des colons et soldats contre les Palestiniens sont en hausse constante.
L’ONU a recensé plus de 250 attaques, plus d’un millier de familles expulsées, ainsi qu’un total de 2 000 palestiniens tués en Cisjordanie — en plus des 15 000 à Gaza. « On est passés de l’apartheid à un génocide », affirme l’agriculteur, faisant écho aux accusations d’ONG palestiniennes, israéliennes et internationales qui accusent Israël de ségréguer les Palestiniens en Cisjordanie, voire de pratiquer un nettoyage ethnique.
La cible privilégiée des colons et des soldats : la récolte des olives et les villages agricoles. « Ils nous empêchent de récolter les fruits de plus d’un millier d’oliviers sur nos terres, je vais perdre les deux tiers de ma récolte », se désole al-Najjar. Pour lui, comme pour beaucoup d’autres, la raison est claire : détruire les oliviers revient à détruire l’âme de beaucoup de Palestiniens. « Nos oliviers représentent ce qu’il nous reste de dignité et d’humanité. Or, ils ne nous voient pas comme des humains », dénonce l’agriculteur.
Des fusils d’assaut pour les colons
Après le 7 octobre, l’armée israélienne a annoncé vouloir distribuer 10 000 fusils d’assaut aux colons. Ils sont soutenus par le gouvernement d’extrême droite israélien, dont plusieurs ministres sont eux-mêmes des colons. « Maintenant, de nombreux colons portent l’uniforme [de réserve] de l’armée et agissent en coopération avec les soldats : on ne peut plus les différencier », explique-t-il.
Les attaquants déploient un large registre de violence, affirme de son côté Ibrahim Manasra, responsable local de l’ONG palestino-jordanienne Arab group for the protection of nature (APN). « Non seulement ils s’attaquent directement aux arbres en les coupant, les brûlant et les déracinant, mais ils envahissent nos villages, brûlent nos maisons, nous confisquent nos puits, viennent dans nos champs nous insulter, nous tirer dessus, nous humilier ; ils accrochent des pancartes à nos arbres pour nous en interdire l’accès sous peine d’être tués », explique-t-il.
« S’ils veulent vraiment récupérer nos terres, pourquoi s’acharner ainsi et les détruire ? »
Un agriculteur palestinien a ainsi été tué d’une balle dans le cœur fin octobre près de Naplouse. « Mais le pire, c’est qu’ils empoisonnent nos puits et nos terres avec des herbicides ou des déchets chimiques industriels. S’ils veulent vraiment récupérer nos terres, pourquoi s’acharner ainsi et les détruire ? » s’insurge Ibrahim Manasra.
La récolte des olives représente aussi un moment crucial dans la vie économique palestinienne. Cette année, c’est une véritable catastrophe. Depuis le 7 octobre, 90 000 oliviers auraient été brûlés, déracinés ou coupés, causant 7 millions de dollars de pertes nettes, selon lui.
« En plus, il faut ajouter le manque à gagner pour les 166 000 oliviers dont l’accès est barré ou qui ont été confisqués : on estime qu’environ 35% de la récolte va être perdue », ajoute-t-il. Une perte difficile à chiffrer, car elle va affecter des centaines de milliers de Palestiniens sur plusieurs générations, si Israël ne leur rend pas l’accès à leurs terres.
Isolement et humiliations
Ibrahim Manasra lui-même vit dans le village agricole de Wadi Fuqin, près de Bethléem. Expulsés trois fois sous le mandat britannique (1920-1948), puis lors de la « Nakba » (création de l’État d’Israël et « catastrophe ») de 1948, puis de nouveau lors de la guerre de 1967, ses habitants ont finalement pu retrouver leurs terres ancestrales en 1972 après avoir passé un accord avec l’armée. Coincé entre le « mur de séparation » construit par Israël depuis les années 2000 et la « ligne verte » qui démarque officiellement la frontière israélienne, le village est coupé du monde.
Avant le 7 octobre, presque 700 obstacles et checkpoints y bloquaient les routes des agriculteurs palestiniens, selon l’ONU. Il faut souvent 3 ou 4 heures pour passer l’inspection des soldats israéliens, subir leurs questions et leurs humiliations. « Nos villages sont devenus des prisons isolées les uns des autres », soupire Ibrahim Manasra. « Après le 7 octobre, Israël nous a imposé dix jours de lockdown complet : nous avons dû manger uniquement ce qui poussait sur nos terres, les femmes enceintes n’ont pas pu se rendre à l’hôpital pour accoucher », poursuit-il.
La majeure partie de la Cisjordanie est sous occupation militaire israélienne : « C’est donc aussi les Israéliens qui accordent les permis de travail aux agriculteurs, selon leur bon vouloir », explique Moayyad Bsharat, responsable et coordinateur de l’Union des comités du travail agricole (UAWC) palestinienne. « Or, les autorités ne leur donnent souvent que deux heures par jour et deux jours par an pour la récolte, ce qui rend leur travail de facto impossible. »
« Nos oliviers font partie de nos âmes »
Une loi israélienne prévoit que si un terrain n’est pas cultivé pendant trois ans, il revient à l’État — qui le distribue ensuite aux colons. « Le but est de décourager les Palestiniens de cultiver leurs terres et de les pousser à l’exil. Nos oliviers font partie de nos âmes : si on les perd, on pleure comme on perdrait un fils ou une fille », dit-il. En conséquence de ces tracas administratifs, le prix de l’huile d’olive a explosé, passant à 30 shekels le litre [7,4€]. « La plupart des Palestiniens ne peuvent plus se permettre d’en acheter, c’est absurde », dénonce Moayyad Bsharat.
En temps normal, l’UAWC organise des campagnes annuelles pour protéger les agriculteurs de la violence des colons, notamment en invitant des volontaires internationaux. « On organise des rondes et on participe à la récolte, en créant un effet dissuasif. C’est loin d’être du tourisme humanitaire : les volontaires sont régulièrement attaqués par des colons ou bannis d’Israël », explique Moayyad Bsharat. « C’est une armée dans l’armée. Face au danger, on a dû annuler la campagne cette année », se désole-t-il.
L’union contre la mort
Alors, il ne reste aux agriculteurs palestiniens que l’autodéfense. Mais que faire, face aux fusils d’assaut ? « On ne peut pas leur jeter des pierres, cette année, sans se faire tirer dessus », renchérit Ghassan al-Najjar. Pour lui, il n’y a qu’une option. « Tous les agriculteurs de Burin vont se rassembler, on est une trentaine, et nous allons faire les récoltes ensemble chez chacun de nous », explique-t-il. Les récolteuses volées par les colons appartenaient à la coopérative agricole de Burin, grâce à laquelle les agriculteurs se soutiennent entre eux.
L’UAWC pourra l’aider à racheter les machines, et l’APN pourra replanter les arbres détruits. Dans le cadre de sa campagne « Millions d’arbres », l’association autofinancée et indépendante a replanté plus de 3 millions d’arbres fruitiers et d’oliviers là où ils avaient été brûlés, arrachés, empoisonnés. Pas de quoi enrayer les destructions massives, mais une graine d’espoir au milieu de la violence.
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In the West Bank, Israeli settlers plunder olive farmers
Israeli settlers and soldiers have increased their raids on Palestinian farmers in the wake of the Hamas attack. They are targeting olives, the harvest of which is crucial to the Palestinian economy and identity.
“We’re being attacked by settlers and soldiers, I’m writing to you when I get home.” Reporterre received this message from Ghassan al-Najjar on Saturday November 18, shortly before the telephone interview we had scheduled. A few minutes later, the 34-year-old Palestinian farmer sent us a shaky video, filmed from a distance. It shows armed uniformed men loading large white canvas bags into a pick-up truck with flashing lights.
The scene takes place in his olive groves near Nablus, in the occupied West Bank. “They made us sit in the grass, stole 8 harvesting machines, which cost $4,000 each, and about 250 kg of olives to make oil, worth over $2,000,” he says. “But we’re fine, thank God,” he sighs wearily.
250 attacks in the West Bank
Ghassan al-Najjar is used to it. Burin, his village perched on arable hillsides, is trapped between three Israeli settlements. For decades, it has been a regular target of attack, confiscation and destruction. But since Hamas’s “Flood of al-Aqsa” operation, which left 1,200 Israelis dead, acts of revenge by settlers and soldiers against Palestinians have been steadily increasing.
The UN has counted over 250 attacks, more than a thousand families evicted, and a total of 2,000 Palestinians killed in the West Bank – in addition to the 15,000 in Gaza. “We’ve gone from apartheid to genocide”, says the farmer, echoing the accusations of Palestinian, Israeli and international NGOs that Israel is segregating Palestinians in the West Bank, or even practicing ethnic cleansing.
The settlers’ and soldiers’ main target: the olive harvest and farming villages. “They’re preventing us from harvesting the produce from over a thousand olive trees on our land, meaning I’m going to lose two-thirds of my crop,” laments al-Najjar. For him, as for many others, the reason is clear: destroying the olive trees is tantamount to destroying the souls of many Palestinians. “Our olive trees represent what’s left of our dignity and humanity. But they don’t see us as human,” says the farmer.
“If they really want our land, why do they insist on destroying it?
A Palestinian farmer was shot in the heart at the end of October near Nablus. “But the worst thing is that they poison our wells and our land with herbicides and industrial chemical waste. If they really want to reclaim our land, why do they insist on destroying it?” insists Ibrahim Manasra.
The olive harvest is also a crucial moment in Palestinian economic life. This year, it’s a real catastrophe. Since October 7, 90,000 olive trees have been burnt, uprooted or cut down, causing a net loss of 7 million dollars, according to him.
“On top of that, we have to add the loss of income for the 166,000 olive trees whose access is blocked or which have been confiscated: we estimate that around 35% of the harvest will be lost”, he adds. This loss is difficult to quantify, as it will affect hundreds of thousands of Palestinians over several generations, if Israel does not give them back access to their land.
Isolation and humiliation
Ibrahim Manasra himself lives in the rural village of Wadi Fuqin, near Bethlehem. Expelled three times under the British Mandate (1920-1948), then during the “Nakba” (creation of the State of Israel and “catastrophe”) of 1948, then again during the 1967 war, its inhabitants were finally able to return to their ancestral lands in 1972 after reaching an agreement with the army. Wedged between the “separation wall” built by Israel in the 2000s and the “green line” that officially demarcates the Israeli border, the village is cut off from the world.
Before October 7, almost 700 obstacles and checkpoints blocked the routes of Palestinian farmers, according to the UN. It often takes 3 or 4 hours to pass the inspection of Israeli soldiers, to endure their questions and humiliations. “Our villages have become prisons isolated from each other,” sighs Ibrahim Manasra. “After October 7, Israel imposed a ten-day lockdown on us: we had to eat only what grew on our land, and pregnant women couldn’t go to hospital to give birth,” he continues.
Most of the West Bank is under Israeli military occupation: “So it’s also the Israelis who grant work permits to farmers, as they see fit”, explains Moayyad Bsharat, head and coordinator of the Palestinian Union of Agricultural Work Committees (UAWC).
“However, the authorities often only give them two hours a day and two days a year for harvesting, which makes their work de facto impossible.”
“Our olive trees are part of our souls”.
An Israeli law states that if a plot of land is not cultivated for three years, it reverts to the state – which then distributes it to settlers. “The aim is to discourage Palestinians from cultivating their land and drive them into exile. Our olive trees are part of our souls: if we lose them, we mourn as we would lose a son or daughter,” he says. As a result of these administrative hassles, the price of olive oil has soared to 30 shekels a liter [€7.4]. “Most Palestinians can no longer afford to buy it – it’s absurd,” says Moayyad Bsharat.
Under normal circumstances, the UAWC organizes annual campaigns to protect farmers from settler violence, notably by inviting international volunteers. “We organize patrols and participate in the harvest, creating a deterrent effect. It’s far from humanitarian tourism: volunteers are regularly attacked by settlers or banished from Israel,” explains Moayyad Bsharat. “It’s an army within an army. Faced with the danger, we had to cancel the campaign this year”, he laments.
Unity against death
So the only thing left for Palestinian farmers to do is to defend themselves. But what can they do when faced with assault rifles? “We can’t throw stones at them this year without getting shot,” adds Ghassan al-Najjar. For him, there’s only one option. “All the farmers in Burin are going to get together, there are around thirty of us, and we’re going to harvest together at each other’s homes,” he explains. The harvesting machines stolen by the settlers belonged to Burin’s agricultural cooperative, through which farmers support each other.
The UAWC will be able to help buy back the machines, and the APN will be able to replant the destroyed trees. As part of its “Millions of Trees” campaign, the self-financed, independent association has replanted over 3 million fruit and olive trees where they had been burnt, uprooted or poisoned. Not enough to halt the massive destruction, but a seed of hope in the midst of violence.