Slate | 12/09/2023 | Monde
Les kidnappings sont en hausse au pays du Cèdre, alors que les situations économique et sécuritaire continuent de se dégrader. Les Syriens sont particulièrement pris pour cible, par l’État libanais comme par les alliés du clan Assad.
Mohammad* a 30 ans, un nez aquilin, une barbe finement ciselée et des yeux noirs qui, malgré son jeune âge, en ont déjà trop vu. Le réfugié syrien originaire de la banlieue d’Alep a fui son pays quand le régime de Bachar el-Assad voulait l’envoyer combattre en 2011. Il vit depuis à Tripoli, deuxième ville du Liban, avec sa famille. Comme tout le monde, Mohammad travaillait, essayait de survivre à la crise économique et rêvait de partir en Europe –surtout depuis que la police avait confisqué son passeport et menaçait de le déporter vers la Syrie.
«J’avais pris contact avec un passeur pour me forger un nouveau passeport et aller en Allemagne par avion via la Turquie», raconte-t-il. Tout semblait en règle. Un van blanc est venu le chercher à Tripoli un matin du mois de mars 2022 pour le conduire à l’aéroport. Mais avant que Mohammad ne puisse atteindre la République fédérale, il a été enlevé par les mêmes passeurs qui lui avaient promis la sécurité.
Enlevé par des alliés du Hezbollah
«Ils m’ont emmené dans un village à la frontière syrienne, où les drapeaux d’Assad et du Hezbollah flottaient au vent. Le premier soir, ils ont organisé une fête de la drogue avec des gens du Hezbollah et m’ont même proposé du haschisch et de l’héroïne», se souvient Mohammad. Pendant trois jours, il a été retenu dans une chambre, privé de ses vêtements et de ses biens. Ses ravisseurs lui ont demandé d’envoyer un message vocal à son père sur WhatsApp. Le kidnappé a d’abord refusé. «Un homme armé m’a pris la main et a braqué un pistolet sur mes doigts. Il a menacé de tirer sur eux un par un et de les envoyer à mon père en guise de menace.»
Peu après, Mohammad a été emmené à la frontière syrienne –hors de portée des forces de sécurité libanaises. «On m’a bandé les yeux, enlevé mes chaussures, le passeur m’a poussé devant le canon de son pistolet jusqu’à ce que nous atteignions un village près de Qousseir [dans l’ouest de la Syrie, ndlr].»

Après une semaine de captivité en Syrie, Mohammad a été ramené au Liban –en passant par plusieurs points de contrôle de l’armée, où les soldats ont laissé passer les contrebandiers. «L’État libanais est la propriété du Hezbollah, des contrebandiers et des mafieux, ils ont le pouvoir», critique Mohammad. Il ne s’est jamais rendu à la police à son retour, par crainte d’être lui-même arrêté et déporté.
Augmentation des enlèvements sur fond de crise sécuritaire
Les enlèvements ne sont pas un phénomène nouveau au Liban, mais le pays a connu une augmentation inquiétante de ces crimes au cours des dernières années, en particulier dans les régions limitrophes de la Syrie, «zones de non-droit» échappant au contrôle de l’État libanais selon un rapport de l’ONG syro-libanaise Centre d’accès aux droits humains (ACHR) publié en juin dernier.
Les otages sont libérés en échange de rançons allant de quelques milliers de dollars en moyenne jusqu’à à dix millions de dollars (9,3 millions d’euros). Alors que le Liban et la Syrie sont touchés par des crises économiques dramatiques, c’est une entrée d’argent facile pour des réseaux criminels établis à la frontière.
L’armée libanaise s’est montrée impuissante à enrayer le phénomène. Si plus de cinquante enlèvements sont connus pour l’année 2022 et une centaine depuis le début d’année 2023, seulement trois personnes ont été arrêtées. Et ce, alors que les opérations militaires sont possibles: deux enfants libanais ont été libérés en janvier dernier après deux mois de captivité durant lesquels ils ont été torturés, tout comme un homme d’affaires égyptien, un résident saoudien et deux Libanais en 2022.
«Nos opérations ont un haut taux de succès, on arrive souvent à libérer les personnes enlevées en faisant pression sur les criminels ou en opérant nous-même, en coopération avec l’armée», se félicite une source anonyme, membre des forces de sécurité. Mais les enlèvements ne peuvent pas être combattus que par ces services, ajoute-t-elle: «Les raisons de ce trafic et de l’insécurité sont avant tout sociales, il faudrait vraiment investir dans ces régions si on veut enrayer les problèmes sécuritaires.»

Les réfugiés syriens pris pour cible
Pour les Syriens kidnappés, il y a peu d’espoir d’obtenir justice. Et pour cause: ils font régulièrement l’objet de campagnes de haine et d’arrestations, expulsions et déportations par l’État libanais. Accusés de causer la crise économique et l’insécurité au Liban, les Syriens se voient refuser visas et permis de travail, et sont sommés de retourner en Syrie de gré ou de force. Trois-cent-soixante-cinq cas de déportation forcée ont été recensés par ACHR en avril et juin, ainsi que 841 arrestations arbitraires. L’ONG dénonce des enlèvements perpétrés par l’armée en vue de reconduire des réfugiés à la frontière syrienne, où ils seraient relâchés dans la nature –à la merci des réseaux criminels.
Cet acharnement «a contribué à l’escalade des cas d’extorsion financière à travers la frontière par les trafiquants d’êtres humains», est-il affirmé dans le rapport. Ainsi, 82 réfugiés expulsés vers la Syrie ont été remis à des trafiquants par l’armée syrienne, au poste-frontière de Wadi Khaled dans le nord du Liban –près de là où Mohammad a été retenu. «C’est sûr que c’est plus difficile pour nous d’agir quand les criminels opèrent à partir de la Syrie», reconnaît la source sécuritaire, qui ajoute que son organisation n’enquête pas sur l’identité ni l’affiliation des réseaux criminels, mais seulement sur celle les ravisseurs individuels.

Or, ce sont des réseaux puissants et étendus, liés à des partis politiques et des puissances étrangères. «J’ai fui Raqqa pour échapper à la violence de l’État islamique et au régime de el-Assad, mais je continue à être en danger au Liban», regrette Maryam*, 36 ans. En raison de leur travail dans une ONG, elle et son mari Mourad* auraient été menacés de mort à trois reprises par des milices pro-Assad au Liban.
Dans la plaine de la Bekaa règnent effectivement des forces proches du régime syrien: le Hezbollah chiite iranien, mais aussi le Parti social nationaliste syrien (SSNP) et des familles claniques qui gagnent leur vie grâce au trafic de drogue et à la contrebande à travers la frontière syrienne. À la tombée de la nuit, son mari et elle verrouillent à double tour la porte métallique de leur petit appartement près de Bar Elias, dans la vallée de la Bekaa. «Nous n’osons pas sortir la nuit et vivons dans la peur d’être enlevés», explique Mourad.
Des clans liés à la mafia et au Hezollah
Mohammad sait ainsi qu’il a été enlevé par des membres du clan Zeaïter, parce qu’il a vu leur nom gravé dans les murs de sa geôle syrienne. Cette famille-milice, qui se vante de mobiliser 5.000 à 10.000 hommes en armes, est bien connue pour son implication dans la contrebande de Captagon, d’héroïne et de hashish entre la région productrice de Qousseir en Syrie –où Mohammad a été séquestré– et le Liban.

L’un des chefs du clan, Ali Zeaïter (surnommé Abou Sallé), a été la cible d’une série de raids de l’armée libanaise pour plus de 380 mandats d’arrêt, mais échappe encore et toujours à son arrestation. Nouh Zeaïter, un autre baron du clan, a aussi été filmé en train de combattre avec le Hezbollah et l’armée syrienne contre l’autoproclamé État islamique. Les séquences de batailles rangées au lance-roquette opposant leurs miliciens à l’armée font régulièrement la une.
Pour Mohammad, vivre dans le bastion sunnite de Tripoli le protège quelque peu d’un nouvel enlèvement: la présence du Hezbollah y est minimale. «Mais je ne me sens en sécurité nulle part, j’ai même eu peur de venir à l’interview», confie-t-il. «Je fais des cauchemars souvent. Avant, j’étais fort et optimiste, mais cette expérience a brisé mon caractère. Si j’étais resté une semaine de plus en captivité, je serais devenu fou.»
*Les noms ont été changés pour garantir la sécurité des personnes interviewées.